Le chef et son jardinier

Depuis la table du Suquet, la vue sur l’Aubrac est imprenable. Planté à 1200 mètres d’altitude, dans le village de Laguiole, ce restaurant arborait trois étoiles au guide Michelin sous la direction de Michel Bras. Son fils, Sébastien, a décidé de s’en affranchir quelque temps après avoir repris la maison familiale il y a plus de 10 ans. Mais leur plus grand trésor se cache jalousement à quelques kilomètres en contrebas, dans la commune de Lagardelle. Couvé du regard par le père, ce jardin voit pousser légumes, fruits et plantes qui finiront dans les assiettes du grand restaurant. Rencontre avec Sébastien Bras et son jardinier, James Goulde.

De mars à novembre, c’est tous les matins le même ballet. À 7 heures, une partie des cuisiniers du Suquet foulent les allées enherbées du vaste potager entretenu par James Goulde. Nous sommes sur les hauteurs de l’Aveyron, à une soixantaine de kilomètres de Rodez. La brigade de Sébastien Bras s’organise pour cueillir des jeunes pousses, des légumes et des herbes aromatiques qui se retrouveront à la carte du jour. Guidés par Jonathan, l’un des deux bras droits du chef, l’équipe ramasse, observe, goûte, apprend sur le tas ce qui fait une bonne récolte. À l’écart, le chef se souvient des débuts de ce jardin: «À l’origine, nous pensions créer un jardin à côté du Suquet, à Laguiole. Mais à 1200 mètres d’altitude, le pari était risqué.» En 2012, l’idée d’aménager un ancien pâturage au climat un peu plus clément germe dans l’esprit de la famille. Michel Bras, son père, vit juste à côté: il pourra veiller sur le jardin nourricier. « Il faut savoir que la démarche de cuisine végétale de mon père date des années 1970. Quand il a quitté le piano (la cuisine, ndlr), il a eu envie d’imaginer un lieu qui puisse répondre à ses attentes en terme d’offre végétale.» Grands voyageurs, le chef étoilé et sa femme ont toujours eu pour habitude de rapporter des graines et des semences des quatre coins du monde. «Avant, ils les donnaient à nos maraîchers et puis on a eu envie de créer un jardin du monde qui puisse nous fournir tout un tas de plantes, d’odeurs, de saveurs différentes que l’on n’avait pas auparavant, que ce soit sur les cueillettes sauvages ou au marché.»

Ici, pas de course au résultat:
les plantes ont le temps de s’épanouir,
certaines restent parfois en sommeil plusieurs années
avant de décider d’éclore.

En février 2012, James Goulde, venu de Grande-Bretagne, vit de son travail de menuisier. « J’avais un potager chez moi et je connaissais les bases du jardinage. J’en avais marre du bruit et de la poussière de mon atelier. Je me disais que si un jour je pouvais passer mes journées dans la nature ce serait bien.» On lui apprend alors que le restaurant des Bras cherche un jardinier. Au cœur de l’hiver, le jardin d’1,2 hectares est un amas de terre et de neige. James passe plusieurs week-ends d’observation à Lagardelle avant d’être engagé pour des travaux de bricolage et de plomberie. Jean-Luc Salomon, le jardinier de l’époque, le forme peu à peu aux rudiments du métier. Tandis que James se remémore son arrivée au Suquet, Sébastien Bras intervient, reconnaissant: « Il est trop humble pour l’admettre mais James a une patte très anglaise. Il a une vraie rigueur et une réelle capacité à imaginer des changements tout en gardant le jardin propre et organisé.» Le jeune homme a par exemple eu l’idée de faire grimper les haricots sur un tipi en bambou afn de faciliter leur croissance.

Les deux hommes sont en dialogue constant. Au fl des années, ils tissent des liens étroits autour de leur amour de la terre et du bon produit. Le jardin, comme le menu du Suquet, ne cesse de changer. Avant le début du printemps, James et Jean-Luc plantent de jeunes pousses de chou kale, de chou pak choi et d’oseille sous serre — en tout il y en a cinq. Début avril, des vivaces pointent le bout de leurs feuilles: c’est la saison des pimprenelles, valérianes et autres ciboules. Quelques semaines plus tard, tandis que les jours rallongent et que le soleil brille, c’est au tour de la menthe, des tulipes sauvages, de la sauge, de la rhubarbe et des fleurs de tagette de pousser. Une fois passées les dernières gelées de mai, on voit apparaître le fenouil, les pommes de terre, le radis et autres haricots Saint Fiacre en pleine terre. Et il faut attendre le cœur de l’été pour se régaler des framboises et des groseilles du verger. En tout, le terrain accueille environ 200 variétés.

«Comme, chaque année, les conditions climatiques sont différentes, je ne fais pas toutes les plantations au même endroit,» souligne James, avant de développer: «D’ailleurs même la lune peut influencer un semis. On fait des tests pour voir où chaque herbe et chaque aromate pousse le mieux.» Ici, pas de course au résultat : les plantes ont le temps de s’épanouir, certaines restent parfois en sommeil plusieurs années avant de décider d’éclore. Et une grande partie des variétés ne sont pas originaires du coin comme l’oseille de Guinée —de l’hibiscus —, le rau ram — de la coriandre vietnamienne aux arômes mentholés — ou la cannelle de Magellan venue d’Amérique du Sud. De son dernier voyage au Japon, Sébastien a rapporté du poivre sansho. «À Tokyo, sur le marché aux poissons, les Japonais font sécher cette feuille et l’utilisent pour assaisonner les anguilles grillées. J’ai adoré son parfum, j’en ai ramené trois pots. Ça n’a en réalité rien d’un poivre: en bouche, on retrouve plutôt des notes boisées et citronnées.»

Le jardin donne le tempo de ce que les clients dégusteront à table. «Pendant la morte saison, on choisit ce qu’on va cultiver et planter. Ensuite James et mon père mettent en œuvre les cultures. En fonction des cueillettes du jardin, je compose, chaque matin, un menu déjeuner et un menu du soir.» Comme un peintre et son tableau, Sébastien Bras se sert du butin végétal du jour pour s’exprimer. Plat signature de son père, le gargouillou figure toujours au menu. «C’est vraiment un hymne à la nature et au vivant, et à ce titre là, il n’est jamais exactement le même.» précise Sébastien. Composée d’une soixantaine de légumes, fleurs et aromates, la spécialité est née durant l’été 1980, au détour d’un sentier de campagne. En randonnée dans les pâturages, Michel Bras humait le parfum des plantes environnantes lorsqu’il a eu l’idée de les associer dans une assiette. Souvent, celle-ci est composée de cerfeuil des Alpes, un cousin du fenouil qui pousse à l’état sauvage. Selon les saisons, elle contient des tiges de chou-fleur ou de l’oignon nouveau, des capucines ou de l’ail rocambole. Le fils s’est approprié le reste de la carte et a notamment créé l’un des deux seuls desserts disponibles toute l’année : une gaufrette de pommes de terre qui ondule comme une vague et se nappe de caramel beurre salé.

Sébastien a toujours vécu à Laguiole. Il raconte: « J’ai toujours été entouré de nature! Enfant, je passais beaucoup de temps chez mes grands-parents agriculteurs ou en balade avec mes parents. Je ne me verrais pas vivre en ville.» Fidèle à son terroir, le chef n’en a pas moins des envies d’ailleurs. Souvent en voyage, il ne cesse de chercher de nouvelles variétés pour son jardin, comme son père avant lui. Déjà à la tête du restaurant Toya qui surplombe un lac sur l’île d’Hokkaïdo, dans le nord du Japon, il ouvrira bientôt un second établissement nippon. «Nous allons inaugurer, en juin 2020, une adresse située à une heure et demie de Tokyo, dans la ville de Karuizawa.» Campée à 1000 mètres d’altitude, elle est entourée de bois et jouit d’un climat clément qui rappelle celui de l’Aubrac. «On ne part pas là-bas pour exporter des produits français. On est en train de faire un gros travail de recherche pour valoriser le terroir. Mon chef japonais a passé trois jours dans la région pour dresser un inventaire de ce qu’on pourrait cuisiner. On veut faire travailler les producteurs de légumes locaux, ça va être très intéressant.» Car ce nouveau restaurant sera entièrement construit autour du jardin. Dans la pièce centrale, dessinée par le grand architecte Kengo Kuma, les tables feront face au potager. Une belle façon de perpétuer la tradition végétale initiée par Michel Bras et qui est aujourd’hui revendiquée par bon nombre de chefs parisiens. « Il ne faudrait pas que ça devienne un phénomène marketing. Je trouve ça drôle d’entendre des grands cuisiniers parler de jardin depuis leur maison de ville» s’amuse Sébastien. Le plus important pour lui est de rester modeste : après tout, c’est la nature qui aura le dernier mot.

Photos : Benjamin Schmuck

-> bras.fr

-> Extrait du Mint #16

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Journaliste
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Hélène Rocco
Hélène est journaliste lifestyle. Amoureuse des voyages, elle est aussi accro à la bonne cuisine et donnerait sa mère pour du fromage de brebis.

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