La saveur du chili

Riquiqui, frippé, joufflu, arrondi, ferme, allongé, ratatiné, pointu, dodu, petite cloche ou gros bonnet, vert, émeraude, jaune, ambré, orangé, coquelicot, cramoisi, frais, fumé, séché, mijoté, rôti, frit, fermenté, brûlé, saumuré, broyé, infusé, âcre, doux, explosif, volcanique, sucré, à dévorer, croquer, picorer, goûter, grignoter, mâchouiller, boulotter, comme aurait pu le chantonner Pierre Perret, le piment décomplexé. Pour causer chilli, j’ai pianoté sur mon téléphone avec le chef Jeremy Chan (ex. Hibiscus, Dinner by Heston & Noma) et fondateur d’Ikoyi à Londres, pour partager ses expériences torrides avec le capsicum. Au sein de la cuisine d’Ikoyi, il questionne le piquant voire le brûlant des piments, « de l’intense au complexe, du subtile au fumé » qu’il marie avec des ingrédients d’Afrique de l’Ouest ; des recettes tradi’ nigérianes à la sauce du chef cosmopolite. 

Le piment, surtout en France, souffre d’une réputation de castagneur, pourtant s’il a le sang chaud, le piment ne vous enverra pas au tapis. Cette mauvaise célébrité, il la tient des chilliheads, accros du piment extra extra hot, se filmant face caméra en train d’avaler tout rond un carolina reaper. En résulte une image à la qualité sommaire, et une aversion pour le fruit défendu. Alors oui, certains l’aiment chaud, mordant, brûlant, cependant le piment peut s’adorer sans être intolérable. Preuve que le piment fascine, il a sa propre échelle, celle de Scoville, créée par un pharmacien américain qui a tenté de définir la puissance des piments du plus doux au plus volcanique. C’est la capsaïcine contenue dans les graines et la membrane qui provoque cette sensation de brûlure censée repousser les mammifères ; c’était sans compter sur notre masochisme bénin, dont l’expérience est, selon Jeremy Chan « néanmoins agréable ». 

Je flâne dans les ruelles thaïlandaises, ajuste mes mouvements à ceux des locaux, tantôt alanguis, tantôt affairés. Les sons grésillent, explosent, étouffés par la chaleur cotonneuse. Même les odeurs sont palpables, entêtantes, parfums d’épices, d’huiles, émanant de stands à la posture précaire. Sur le capot d’une voiture repose un plateau sur lequel languissent des piments thaïs dont le rouge tranche avec la couleur bleutée de la tôle. Séchés par le soleil ils paradent avec ostentation, alléchant le chaland qui ose poser les yeux sur lui. Car avant de dégourdir le palais, le piment excite les yeux et les narines. Les cuisines se parent des guirlandes de piments séchées, des ristras mexicaines ou basques, où les odeurs de piments d’Espelette rôtis frappent au carreau. Les étals des marchés regorgent de habanero chatoyants, de grappes de piments oiseaux lilliputiens, de juteux jalapeños qui une fois fumés et séchés deviennent chipotle. Jérémy Chan se souvient des hot pot, fondues chinoises, mangées à Hong Kong, de « la vision de ces piments rouges sautillant dans le bouillon comme des cerises éclatantes » et aussi l’arôme enivrant du scotch bonnet fermenté, piment caribéen en forme de béret écossais, un incontournable de la cuisine d’Ikoyi « ultra épicé, brûlant, et aussi incroyablement parfumé, doux et complexe ». Quant à moi, je pense au loup de mer recouvert d’une brunoise de piments fermentés rouge carmin et vert bouteille, dégusté chez Xu, le petit frère du restaurant Bao à Londres. 

L’un des plats signatures d’Ikoyi utilise l’absence du piment pour surprendre, son empreinte étant parfois aussi puissante que sa présence. Deux bananes plantains saupoudrées de poussière de framboise d’un rose soutenu sont posées sur la céramique de l’assiette, flanquées d’une émulsion couleur crème infusée au scotch bonnet. Le goût est incroyable, parfumé, chaud, contrebalancé par la douceur de la chair du fruit, pourtant la brûlure est immédiate au niveau de la bouche, du palais et bientôt la chaleur se répand dans tout le corps. Celle-ci apporte une autre dimension au plat, car si le piment peut se déguster tout nu, il se préfère habillé d’un plat, dont il révèle les saveurs tel un exhausteur de goût. La sapidité du piment se dévoile aux affutés du palais. Selon Jeremy Chan, le piment est un concentré d’umami, cette cinquième saveur essentielle à la cuisine asiatique qui se déploie entre autres lors de la fermentation ou de la maturation. D’ailleurs, je me remémore les huîtres mangées sur un trottoir du quartier chinois de Bangkok, auxquelles j’ajoutais des oignons frits et de la pâte de chilli venant sublimer le mollusque. L’enfance du chef est marquée par la savoureuse sauce XO, sauce épicée aux fruits de mer dont il raffole et « adore la douleur que cela inflige à (sa) bouche, rendant l’expérience plus réelle, intense, viscérale, se terminant en une sorte de plaisir. » Le plaisir est d’ailleurs « la raison pour laquelle le piment ouvre l’appétit et fait saliver. »

La douleur exquise imposée par le piment explique pourquoi la première rencontre avec l’épice se termine souvent par un mariage. Dynamite pour la bouche et pour le corps, le piment fait saliver, transpirer, rougir, accélère les battements du coeur et libère des endorphines. Un véritable shoot naturel propice à l’addiction, une montée d’adrénaline provoquant une sensation d’euphorie comparable à être ivre ou high. À Lagos au Nigéria, Jeremy Chan mange une goat pepper soup dont l’apparence est spartiate, le bouillon est « trouble, pâle avec des petits morceaux de viande de chèvre et aucun piment à l’horizon ». Pourtant quand il goûte le bouillon sa bouche explose, le plat est brûlant, infusé au scotch bonnet. Bientôt son « corps entier commence à réagir », il ressent « une intense brûlure, quasiment des convulsions. » Salivation et transpiration extrême que le chef compare avec « une forme de catharsis post-consommation, l’idée de se purger », des réactions corporelles qui permettent au mangeur de s’adapter à la chaleur de l’aliment. Si l’on se sent ranimé et éveillé après avoir mangé du chilli c’est autant pour le coup de fouet donné aux papilles que pour la sensation d’être pleinement dans son corps, dans le moment présent. Apprendre à lâcher prise et devenir le simple observateur de l’expérience que nous vivons, et tout ira bien. Et si finalement, les chilliheads étaient des grands sages ? Pour les palais curieux, un petit verre de lait fera l’affaire, pour les palais timorés, enlevez donc les graines et la membrane interne avant de vous l’envoyer dans le gosier. 

Journaliste
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Julie Thiébault
Julie a plusieurs casquettes, et celle qu’elle préfère porter lui permet de découvrir, de réfléchir et d’écrire. Son joyau magique est son intuition.
Illustratrice
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Alice publie ses dessins dans la presse (NY Times, Télérama, Feuilleton...). Son premier livre pour enfants, Max et Marcel, est paru aux Éditions MeMo et a reçu une mention spéciale aux Bolognaragazzi Awards.

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