Cueillir en ville

Jeune fille encore en fleurs, je grimpais dans le cerisier où je tenais les comptes du butin des merles, je faisais rougir les groseilles et griller les châtaignes. J’étais une souris des champs et je me nourrissais de ce qui poussait dans le potager, le jardin, ou les forêts environnantes. Je cueillais, je mangeais. C’était une pratique des cinq sens enrichie par les savoirs théoriques dénichés dans les bouquins de la bibliothèque, et par ce que mes parents me transmettaient. C’était un quotidien d’apprentissage et d’expériences. Devenue aujourd’hui une souris des villes, la coriandre pousse au supermarché du coin de la rue, les salades portent leur robe de bal plastifiée et les fruits se mettent en rang d’oignons. Néanmoins, si je pensais la saison des récoltes terminée, je me suis trompée.

Cheveux décolorés et chaussettes dépareillées, Nick Tannett, qui est accessoirement mon colocataire, est chef dans un restaurant étoilé de l’ouest londonien. Il me surprend un midi à sortir de ses poches des sachets contenant diverses herbes, plantes et fleurs. Toutes proviennent de ses cueillettes quotidiennes, glanées lors de ses balades matinales dans les nombreux parcs et bois que compte Londres. Il part à la chasse aux bonnes herbes pour les besoins de son travail et également de sa propre cuisine. Ses vertes connaissances, il les a acquises auprès de son chef et de ses collègues, mais aussi en goûtant tout ce qu’il croise. S’il recrache c’est que ce n’est pas bon, cela ne fera donc pas partie de sa récolte. Par le biais de l’expérience, nous avons besoin de nous réapproprier nos compétences et connaissances subjectives. Selon les mots de Pierre Rabhi, paysan et penseur français, dans son ouvrage Vers la sobriété heureuse, les sociétés actuelles tendent à “dépouiller les peuples de leurs convictions et expériences acquises par des voies subjectives, qui, du point de vue d’un scientisme tyrannique, ne seraient qu’obscurantisme et superstition.” 

Ébahie par ce que j’ai sous les yeux, je goûte, je sens et touche à tout. Je frotte l’ail des ours dont s’échappe une odeur puissante. Tandis que Nick m’explique que les baies vont lui servir à faire des câpres, il me prépare un granité au petit muguet. Son goût de pâte d’amande soulage mes papilles bousculées par la roquette sauvage. Un des précieux pochons contient un bouquet de délicates fleurs blanches. Il s’agit de fleurs de sureau dont je reconnais la senteur douceâtre. Fragiles, elles doivent être cueillies régulièrement, suivant les caprices des éléments. Une fois la fleur de sureau transformée en vinaigre, en tempura ou en glace, la pimprenelle fait son apparition. Tandis que la cuisine ressemble désormais à un sous-bois,  je suis surprise par l’odeur de concombre qui émane de ces petites feuilles crantées. Elles iront très bien avec des huîtres, l’entendis-je me dire. Chaque plante, herbe ou fleur s’agite dans le cerveau de Nick jusqu’à esquisser une recette, une association, une préparation qui mettra l’accent sur ses qualités. Le cueilleur est un magicien qui sort de son chapeau non pas un lapin blanc mais un sachet de genièvre avec lequel il envisage de faire du gin. 

Si les cueilleurs ne partagent pas leurs bons spots ce n’est pas par égoïsme, puisque la cuisine c’est avant tout une histoire de transmission et de partage, mais c’est pour éviter la destruction et le pillage de cette nourriture sauvage. L’un des principes forts de la cueillette est le respect du vivant, car il ne s’agit pas de ramasser tout ce qu’on trouve, ni d’arracher la totalité de la plante mais d’user de son bon sens. Nous devons donner à la nature le temps de se régénérer et permettre aux espèces végétales de se reproduire et de perdurer. C’est ainsi qu’il faut cueillir, en toute conscience et connaissance de la terre, et de sa biodiversité. La cueillette va de pair avec la modération, l’un des piliers de la pensée de Pierre Rabhi. En effet selon lui, nous faisons fausse route en appliquant le principe  de la croissance infinie sur une planète naturellement limitée. La cueillette permettrait de reprendre conscience de la nature, de la mesure de nos ressources et “sera garant(e) non seulement de (notre) survie, mais aussi de (notre) dignité.” 

Ainsi la cueillette, par les multiples marches et balades dans les parcs, cimetières et autres bois qu’elle nécessite, permet au citadin hors sol de se souvenir qu’il est un produit de la nature avec laquelle il doit vivre en harmonie.Par ses déambulations, le cueilleur rencontre le marcheur et le penseur, partage et échange ses connaissances, salue simplement ce et ceux qui l’entourent. Il est important de noter la charge symbolique de la cueillette urbaine. Manger des plantes et herbes issues du sol londonien, c’est ingérer son histoire, se connecter à sa terre, c’est ne faire qu’une bouchée à la fois du Blitz, du smog, d’Elisabeth II, de la pinte, du club d’Arsenal et de Tom Hardy. Quelle drôle d’idée ! Pourtant, à la suite des migrations, exodes ruraux et urbanisations massives, nous nous sommes littéralement déracinés. C’est pourquoi de plus en plus de citadins aspirent à s’ancrer. Pierre Rabhi l’affirme, “appartenir à une terre est un impératif vital pour tous les peuples.” Une fois le citadin rempoté, il peut enfin être soulagé. 

Je vais partager avec vous l’anecdote que m’a racontée Nick, celle de l’oreille de Judas.  

Une fois que le sureau meurt, ce champignon comestible au nom équivoque pousse sur son tronc. Ce fait révèle la notion de cycle, partie intégrante de la nature. Les énergies se déplacent, se délaient, se transforment et permettent l’émergence de nouveaux éléments. Prenons ce que le sol a à nous offrir mais n’oublions pas de lui donner en retour, car nous sommes simplement en location longue durée sur cette terre. 

Journaliste
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Julie Thiébault
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