Brain, please !

« Tu veux manger de la cervelle ? » Grimace sur la face et sourcils chiffonnés. Cette lubie printanière ne manque pas de susciter multiples réactions : moquerie, amusement, incompréhension, malaise, dégoût, suspicion, intérêt, et respect. Avaler la cervelle d’un animal n’est pas anodin, et soulève diverses interrogations et problématiques. Habitée par ma mission, je scrollais à la recherche du bijou parfait pour satisfaire ma tocade et grâce à l’aide du head chef du restaurant où je trimballe quelques plats, je trouvais enfin le Graal : The Coach, le restaurant de Henry Harris (anciennement chef du feu Racine), car pour boulotter une cervelle, rien ne vaut une cuisine traditionnelle française sur le vieux pavé londonien.

Me voici attablée dans ce bistro enjôleur made in England, où chacun copine gaiement avec son voisin, son verre et son assiette. À la carte fried calves brains with black butter and capers. Après une popote minute et une pinte de brune, deux petites cervelles de veau me zieutent depuis leur écrin de porcelaine. Délicatement blanchies, puis revenues dans une poêle avec un beurre noir aux câpres. Les cervelles sont rondelettes et dodues, dorées comme des petits pains, et parsemées de persil. Après un coup d’oeil de nos voisins à cols blancs, j’entame timidement ces friandises carnées. Sous mes dents, l’extérieur est imperceptiblement croustillant, tandis que l’intérieur douillet et crémeux fond dans la bouche, comme du tofu soyeux. Pénible ? Non, furieusement satisfaisant, et j’y reviens à grands coups de fourchette vorace, le jus de cuisson gracieux et mordant agit comme un exhausteur des arômes délicats de la cervelle de veau. Si l’expérience fut plaisante, la nuit suivante plus chaotique, marquée d’un demi-sommeil fiévreux où se mêlèrent les images de veaux mugissant, fonçant sur une herbe vert bouteille. Des veaux qui folâtrent, se tordent de rire et se déforment en une figure vengeresse. Je faisais un bad trip à cause de la cervelle. Avaient-ils un nom, un âge, une famille, des habitudes, une relation particulière avec le fermier, un épi dans le pelage, un museau de travers, et des plans sur la comète ? Une phrase de l’auteure Joy Sorman dans son livre Comme une bête me revient «Tout ce que nous avalons doit nous rendre meilleurs, doit nous rendre plus forts. Tout ce que nous avalons nous constitue et nous transforme, nous sommes tous les morts assimilés, nous sommes mélangés, il y a du monde à l’intérieur.» Il y avait donc désormais en moi deux veaux dont je ne connaissais rien. Flippant.

Pourtant lorsque je décide de mordre dans cette viande j’accepte de me faire ensauvager par un être vivant d’une autre espèce. Tel que Dominique Lestel le défend dans son livre Apologie du carnivore, ce que nous mangeons est constitutif de ce que nous sommes, «le carnivore est celui qui assume sa part animale» et manger de la viande «nous rappelle constamment que nous sommes nous-mêmes des animaux issus de la chair d’autres animaux.» Une grande ronde où chacun se tient par la main, la patte, l’aile ou la nageoire, où le vivant se diffuse, se transmet dans un échange métabolique, et où l’être humain assume être un animal comme un autre dans un grand high five général. Le veau que j’ai partiellement dévoré poireaute désormais dans mon ventre devenu salle d’attente, chaise en plastique inconfortable et magazine Gala suranné en moins. L’animal est le miroir de notre condition humaine, de l’imminence de notre propre mortalité, ce que le peintre Francis Bacon soulève : «bien sûr, nous sommes de la viande, nous sommes des carcasses en puissance. Si je vais chez un boucher, je trouve toujours surprenant de ne pas être là, à la place de l’animal.» En effet la cervelle de veau ressemble à s’y méprendre à un mini cerveau humain, et cette analogie est effrayante. Ce pourrait être ma caboche dans cette assiette, préparée avec quelques baies de sureau ou un peu de truffe, pochée ou entourée de chapelure, engloutie par un veau extravagant.

Une fois l’animal épluché comme une banane, et les pièces nobles débitées par le boucher, il reste l’ensemble des morceaux comestibles qui ne sont pas attachés à la carcasse : les abats, dont la cervelle fait partie. Avant la maîtrise du feu, nos lointains ancêtres mangeaient les abats car ils étaient faciles à mâcher crus. Aujourd’hui, la bête inquiète. En cause, les nombreuses crises sanitaires, alors manger un rein, un foie, ou un coeur, non merci. De ce fait, nous sommes devenus des peureux du bulbe, nous n’osons plus dévorer celle qui se trouve dans notre assiette, vulnérable comme jamais : la cervelle. Un aliment pourtant très riche en vitamine B12, protéines et fer héminique, ce qui en fait un très bon pote dans notre alimentation. Mais à présent, les bouchers apprivoisent à nouveau les abats et la cervelle fait son retour dans de nombreux restaurants grâce à des chefs zélés du ciboulot, tels que Tatiana Levha au Servan. Pour les gourmets de la cervelle, celle-ci est toujours présente au menu du légendaire Baratin de la mère de Belleville Raquel Carena, simplement revenue dans un beurre citronné, ou au so British St. JOHN de Fergus Henderson.

Si nous souhaitons manger de la viande, il faut profondément aimer et honorer l’animal qui nous en fait don. Comme le soutient Dominique Lestel : «il faudrait faire de chaque repas carné une cérémonie, voire une commémoration.» Aux oubliettes la viande midi et soir, 7 jours sur 7. Sous le tapis le mauvais blanc de poulet et l’entrecôte sous vide. Ce qui est frappant avec la cervelle, notamment lorsqu’elle est cuisinée sobrement, est qu’elle ne joue pas les Pinocchio et crie haut et fort ce qu’elle est. Aussi, il me paraît évident de maximiser les produits du corps, ne gâcher aucune partie de l’animal, même celle qui n’est pas sexy. Quitte à le manger, autant le faire de la queue au museau, assumer d’être un carnivore engagé, averti et adepte du zéro gaspillage. Néanmoins il est important de savoir pourquoi il est possible de manger la cervelle d’un veau. La réponse est du côté de l’industrie laitière qui, pour nous abreuver, insémine des vaches toute leur vie, afin qu’elles mettent bas et ainsi produisent du lait. Le veau mâle n’ayant aucune utilité dans les rouages de ce système termine donc rapidement dans les rayons de nos boucheries, leur cervelle dans nos assiettes.

Intriguée par ma propre expérience, je questionnais celui qui s’est attablé dans assez de restaurants pour s’être heurté à cette agitatrice : le food writer Ali Kurshat Altinsoy, proche de René Redzepi (Noma) et connu pour avoir créé MAD (organisation qui questionne la cuisine au sein des changements de notre société). À ses sept ans, son oncle l’emmène dans une cantine de la banlieue de Nicosia, capitale de Chypre, île où Ali passe ses étés sur la côte turque. «Vieux carreaux de céramique, tables en bois, de la buée et du bruit, des bruits d’homme », que le petit garçon perçoit avec acuité sans pour autant se souvenir du lieu, du nom ou d’un quelconque menu. En un rien de temps «une assiette où se trouvait un crâne entier gris, fumant » arrive. Ouvert à l’expérience, Ali ressent «un effroi mêlé de respect et d’excitation » et n’est «ni peiné ni choqué.» Il s’agit d’un plat typique turc, préparé traditionnellement : le crâne entier est enterré dans un trou où un feu a préalablement brûlé, et cuit pendant 7 heures, jusqu’à ce que la viande se détache presque du crâne. Si «les joues, la langue et les yeux étaient plutôt faciles à manger», la cervelle est toujours «enfermée dans l’os du crâne.» Pour libérer la perle de sa coquille, l’oncle d’Ali lui tend un petit marteau afin qu’il puisse «fendre le crâne.» Enfin «avec un peu de sel et beaucoup de citron» il termine rapidement la cervelle. Véritable rite de passage, cette histoire raconte la transmission, autant familiale, culinaire que traditionnelle, initiée par un met porteur de magie.

Conte initiatique, rêverie trouble et troublante, expérience hallucinogène, la consommation de cervelle est une aventure culinaire pour les curieux du globe, les bizarroïdes de la bouffe, les baroudeurs du panier-repas et surtout les fêlés du cervelet.

Journaliste
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Julie Thiébault
Julie a plusieurs casquettes, et celle qu’elle préfère porter lui permet de découvrir, de réfléchir et d’écrire. Son joyau magique est son intuition.
Illustratrice
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Julie Joseph
Julie est spécialisée dans l'illustration, l'animation, la direction artistique et le design graphique. Elle est régulièrement éditée dans la presse belge et française, notamment dans Le Monde, L'Express ou L'Obs.

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