À table avec Stéphane De Groodt

L’automne est frisquet à Bruxelles mais au lieu de nous entasser comme des sardines dans la petite salle du bistrot Tortue, on profite encore de la terrasse, grelottant dans nos coupes-vent. Les gens trinquent, fument et rient devant l’angle de la rue Edith Cavell où nous emmène l’écrivain, comédien et humoriste Stéphane De Groodt…
Mint

On est dans quel quartier de Bruxelles ?

Stéphane De Groodt

Uccle, c’est le quartier où je suis né, dans cet hôpital juste derrière moi. En fait ici, tu as beaucoup de Français, c’est un quartier plutôt résidentiel. À Bruxelles, on a la chance d’avoir pas mal d’espaces verts comme le Bois de la Cambre, c’est l’équivalent du Bois de Boulogne chez vous, sauf qu’ici c’est assez central.

Mint

On est chez Tortue, un bar à vins nature qui tient dans un mouchoir de poche et qui est devenu ton endroit fétiche. Tu sais pourquoi ça s’appelle Tortue ?

Stéphane

Non, peut-être pour le culte de la lenteur, nous dire qu’il faut apprendre à prendre le temps… Trinquons !

Mint

Est-ce que tu te souviens de ton premier verre de vin ?

Stéphane

C’était à l’insu de mes parents. J’avais 12 ans et j’ai vidé les verres de chaque invité après un déjeuner un dimanche. Je ne pensais pas que ça pouvait tourner aussi vite. Mes parents étaient avec leurs potes et je me torchais la tronche tout seul. J’ai été malade comme jamais et pendant longtemps je n’ai pas bu de vin, ça m’avait vacciné.

Mint

Ça a plutôt été la bière ton alcool de jeunesse ?

Stéphane

Pas vraiment… J’étais parti faire un stage de tennis en Écosse et je me suis torché au bitter, j’ai eu plus tard l’expérience similaire avec le gin. Je suis assez excessif mais ça a toujours été une manière d’être, pour le meilleur et pour le moins meilleur. Pour le pire hein, en fait.


Mint

Dans le travail aussi, j’imagine ?

Stéphane

Oui, quand j’ai l’envie et l’énergie de faire quelque chose, je fais vraiment la chose jusqu’au bout. Quand j’ai voulu être pilote de course, je me suis acheté une combinaison et un casque alors que je n’avais jamais fait de course de ma vie et c’était juste pour me retrouver dans la baignoire et me prendre pour un pilote.

Mint

Tu étais tout jeune ?

Stéphane

Ah non, c’était à un âge où j’étais passé de mignon à ridicule. J’y suis allé à fond. C’est comme la bouffe, plus jeune j’étais très gros, je bouffais beaucoup. Quand je bois, je bois beaucoup. Quand j’aime, j’aime beaucoup. Je suis excessif.

Mint

C’est vrai que tu adores la cuisine et que tu étais même cuisinier à un moment de ta vie…

Stéphane

Pour me payer mes premiers cours de pilotage, je faisais des raviolis que je vendais aux restaurants. La nuit je faisais la pâte et la farce puis je les livrais le lendemain. C’était une farce avec du bœuf, du parmesan et des herbes.

Mint

Puisque quand tu fais les trucs tu y vas à fond, tu ne te verrais pas ouvrir un resto un jour ?

Stéphane

Ça a toujours été un de mes fantasmes. Je me suis déjà dit que je ferais bien des dîners chez moi, comme si c’était un resto, avec quelques tables.

Mint

Pour les copains ?

Stéphane

Oui ou d’autres ! Je ferais bien un resto qui serait comme si j’invitais des potes à la maison. Je ferais des choses que j’aime manger. Ce que j’aime c’est qu’un artiste fasse quelque chose qui lui plaise à lui. Et pas en vue de plaire. C’est paradoxal ce que je vais dire mais ce qui compte c’est de ne pas le faire pour les autres. C’est faire un truc que tu aimes toi et tu le fais partager.

Mint

Tu penses qu’il est plus important de faire les choses pour soi avant tout ?

Stéphane

C’est comme quand je joue la comédie ou que j’écris, c’est avant tout pour moi. En essayant de faire le mieux possible et si les gens aiment tant mieux, sinon tant pis. Mais au moins j’étais au bout du truc. Si tu fais les choses pour les autres tu auras toujours quelqu’un qui te dira « Oui mais moi je préfère le bleu ou le vert » et tu vas te perdre là-dedans. Mon écriture a mis du temps à être acceptée et c’est ce qui m’a permis de basculer dans une autre carrière et de vivre la situation que j’ai aujourd’hui. Pendant 20 ans, on me regardait de travers sans comprendre quel était l’univers absurde que je développais.

Mint

Pour autant, tu n’as pas essayé de tordre ce style…

Stéphane

Non je n’ai pas essayé de me changer pour plaire aux gens. C’était à prendre
ou à laisser, et en vérité on aurait très bien pu me laisser. Il se trouve que j’ai toujours maintenu le cap et le jour où ça a marché, ça a marché pour les bonnes raisons.

Quand tu vas dans un restaurant trois étoiles, il y a tout pour plaire mais c’est pas mécanique la séduction, sinon ça serait facile…

Mint

Et c’est d’autant plus gratifiant… Beaucoup de gens font des métiers créatifs tout en essayant de plaire…

Stéphane

La plus grande des erreurs dans les métiers artistiques, c’est d’essayer de plaire. Parce que d’abord les gens ne sont pas dupes et, « essayer de plaire », déjà dans la phrase quelque chose ne va pas. Ce qui compte c’est le côté surprenant des choses. Quand tu vas dans un restaurant trois étoiles, il y a tout pour plaire mais c’est pas méca- nique la séduction, sinon ça serait facile… Quand le cuisinier démarre sa mise en place, la casserole est vide. Tout est à recommencer chaque jour, et c’est rassurant puisque ça montre qu’on est vivant.

Mint

On peut se sentir mal à l’aise dans l’un des meilleurs restaurants du monde…

Stéphane

Dans tous les domaines, ce qui compte c’est d’être surpris et si tu fais ta cuisine, quelqu’un sera surpris par ton univers,
ta singularité. C’est ça qui manque au cinéma ou dans certains restaurants qui font des choses assez universelles pour plaire aux guides mais ce n’est pas vraiment leur cuisine et ce n’est pas très intéressant.

Mint

Si tu avais un resto, il serait à Bruxelles ou Paris ?

Stéphane

Ce serait ici, parce que ça me permettrait d’être un peu plus près de ma famille et de mes potes. Je vais dire un truc de vieux schnock mais Bruxelles est une ville confor- table et moi j’aime bien le confort ! Ce métier n’est pas confortable, il est très aléatoire, tu dépends du désir des autres, tu es sur le fil…

Mint

C’est vrai que tu es souvent en déplacement avec les tournages… Tu as souffert de cette situation ?

Stéphane

J’ai beaucoup souffert d’être loin de mes filles quand je partais en tournage pendant une période assez longue. J’étais très contrarié
et frustré car elles étaient petites. En même temps, il fallait bien le faire puisque je devais gagner ma vie et le travail c’était beaucoup à Paris. On dit qu’il ne faut pas avoir de regrets mais je m’en fous de cette phrase de merde, j’en ai à ce niveau là. Aujourd’hui mes filles sont plus grandes donc ça va mieux mais quand je suis à Paris, c’est ce qui me manque le plus. C’est un métier où on est emporté par beaucoup de choses, on joue des personnages, il y a des gens à notre service tout le temps, on est assez loin des choses fondamentales du quotidien et c’est ce qui me manque.

Mint

Au contraire, la restauration est un métier très routinier, et si tu le faisais à Bruxelles ce serait merveilleux car il y a tant à faire, Paris peut sembler saturée pour un restaurateur qui se lance…

Stéphane

C’est un autre esprit, on s’émeut de plus de choses ici je crois, il me semble qu’à Paris on est un peu blasé. C’est une question de mentalité.

Mint

Tu penses que les Parisiens et plus généralement les Français sont blasés ?

Stéphane

Oui un peu, c’est dans leur caractère, c’est dans leur nature. Ils sont dans une autre posture. J’ai l’impression que chez nous on est un peu moins sûr de nous, alors qu’à Paris il y a plus de fierté, plus d’engagement, les gens descendent dans la rue, revendiquent…C’est un peuple de gens qui parlent fort, de gens qui cherchent à débattre, se mani- festent et manifestent. Vous descendez sou- vent dans la rue pour revendiquer des choses et nous très rarement. Ici, on laisse une place au comprenne-qui-pourra, au hiatus, au second degré. On est plus anglo-saxon dans notre manière de réfléchir je trouve. On n’explique pas tout, on laisse des cases vides, chez vous non, il faut expliquer le pourquoi du comment. Je dis ça sans faire de reproche, c’est un fait et cela peut vous servir comme cela peut nous desservir parfois dans certaines circonstances mais on fonctionne d’une autre manière.

Mint

Pour en revenir au vin, tu as appris à l’apprécier sur le tard finalement ?

Stéphane

À l’âge où j’étais pilote automobile je ne buvais pas. Jusqu’à 30 ans je ne buvais pas beaucoup, je m’autorisais peut être une bière le week-end. J’ai été initié par des amis et j’ai appris à l’aimer.

Mint

L’important c’est le vin ou le moment passé ?

Stéphane

C’est le tout, c’est associé à des moments. Je trouve que le vin fixe les instants. Je ne me souviens pas que de très grands vins, je me souviens de l’instant. La première fois où j’ai bu un Romanée Conti ou un Château d’Yquem, je me souviens où et avec qui et je trouve ça vachement chouette.

Mint

Comme un grand plat ?

Stéphane

Oui ou comme une œuvre d’art qui te marque ou un paysage, tu te retournes vers la personne qui est près de toi et il y a vraiment un moment de partage fort. Ce n’est pas possible de faire un très bon restaurant seul. Si tu ne le partages pas c’est dommage, tu le gardes pour toi et tu ne peux pas en parler. Ça doit être difficile de se retrouver sur une île déserte avec une caisse de Grand Cru !

Mint

Avec qui est-ce que tu aimerais partager un grand repas ?

Stéphane

Il y a plein de gens avec qui j’aimerais aller au restaurant. La question c’est surtout avec qui j’aimerais retourner au restaurant, car la première fois tu découvres quelqu’un et tu te dis « Merde, je vais peut-être me faire chier pendant deux heures ». Ce qui compte c’est surtout de se dire tiens, avec cette personne je retournerais bien au restaurant une fois, dix fois, cent fois. Si c’est une femme, ça peut devenir la femme de ta vie. Je trouve ça très important, j’étais très heureux quand j’étais avec ma femme et même séparé j’ai toujours du plaisir à aller au restaurant avec elle. C’est marrant. Il y a un échange, elle aime la bouffe, le vin, donner ses impressions.

Mint

Est-ce que tu prends autant de plaisir dans un resto bistronomique que dans un restaurant prestigieux ?

Stéphane

Oui et c’est ce que j’aime. J’ai eu ce sentiment quand je suis allé chez Noma à Copenhague : j’ai fait une association mets et vins et au fil du menu je goûte un rouge super bon, j’en commande un deuxième, un troisième et je demande finalement au sommelier ce que c’est et il me répond « le Domaine le Pi- catier ». En rentrant, j’ai voulu m’en acheter et ça valait à peine plus de dix euros la bouteille. Ça me rassure de savoir que je peux prendre un plaisir fou avec quelque chose de simple. C’est ce que je cherche aujourd’hui: être étonné. En fait ce que j’aime c’est la surprise, c’est être cueilli et ça marche avec tout vraiment : les gens, les rencontres, les films, l’art et la bouffe. Quand tu vas dans un restaurant et qu’on te dit «Ça va être le meilleur repas de ta vie car il y a trois étoiles », à priori il n’y a pas de surprise, en tout cas elle est forcément déceptive. À vrai dire, je n’aime plus tellement les restaurants étoilés, les classements…

On nous apporte à manger.

Mint

C’est beau !

Stéphane

Oui, c’est beau.

Mint

Ah la poutargue ! Même sur une tartine de pain grillé avec un peu d’huile d’olive c’est un régal…

Stéphane

Une bonne poutargue n’a pas besoin de grand chose pour être dégustée.

Mint

Parfois, le plus grand plaisir entre amis, c’est aussi de mettre des produits simples sur la table, sans fioritures.

Stéphane

Oui, tu vois quand on parlait des restaurants étoilés tout à l’heure, c’est exactement ça, le plus grand plaisir c’est le produit. Bon on dit toujours « le produit, le produit », ça devient des phrases génériques mais c’est vrai ! Tu prends un bon morceau de viande, un bon fromage ou même un bon beurre, c’est magnifique.

Mint

Il commence à pleuvoir, moi qui pensais qu’il faisait toujours beau à Bruxelles… On va dîner ?

Stéphane

Celui qui t’a dit ça mentait, allons-y !

→ Tortue — 34 rue Edith Cavell, 1180 Uccle, Belgique

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Journaliste
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Déborah Pham
Co-fondatrice de Mint et du restaurant parisien Maison Maison. Quand elle n’est pas en vadrouille, elle aime s’attabler dans ses restos préférés pour des repas interminables arrosés de vins natures. Déborah travaille actuellement sur différents projets éditoriaux et projette de consacrer ses vieux jours à la confection de fromage de chèvre à la montagne.
Photographe
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Lou Verschueren
Lou, photographe Bruxelloise, capture à l'argentique la lumière, les couleurs et les histoires qu'elle croise sur son chemin, avec poésie et simplicité.

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