Les céramiques de Judith Lasry

Des champs et des petits bois à perte de vue, nus sous un soleil d’automne. Bien que l’on soit aux abords d’une route peu fréquentée, on a le sentiment d’être seules au monde. Justement, le calme et la solitude, c’est ce qu’est venue chercher Judith Lasry, jeune céramiste installée en Bourgogne depuis près de deux ans. Après quelques années passées à Paris, elle décide de quitter son atelier pour s’installer à la campagne dans sa maison de famille.  

À l’entrée de la maison, il y a un potager entouré de pierres qui forment un cœur rassemblant des plants de tomates, de plantes aromatiques et médicinales. Plus loin, des pommiers dont les petits fruits d’un vermeil éclatant, sont accrochés à des branches à l’écorce grise et rugueuse. Dans la cuisine, le sifflement de la bouilloire se fait entendre, Judith nous sert un thé chaï épicé qu’on déguste avec du pain d’épices déposé dans un pot ovale assez épais : « J’essaye parfois de faire des pièces plus utilitaires, ici je voulais faire un beurrier mais le couvercle s’est cassé. » C’est au cours d’une formation en design d’espace puis d’objet à l’Ecole Boulle à Paris que Judith s’initie à la poterie. Entre deux formations, elle s’envole pour la Chine durant sept mois où elle apprend la calligraphie et la céramique. Elle se souvient : « On avait un professeur qui ne parlait que le chinois, il avait toujours une clope au bec. Pendant les cours, on apprenait surtout à se positionner sur le tour et à monter des pièces. On utilisait des terres d’études recyclées très brutes qui comportaient presque des cailloux, je faisais des pièces très épaisses. » En Chine, la manière d’enseigner diffère également, on peut passer un an ou deux à préparer la terre ou à apprendre la méthode du bélier qui consiste à malaxer la terre des deux mains sur un plan de travail pour en chasser l’air : « Il y a un aspect rigoriste dans leur apprentissage, on ne te laisse pas monter de pièce tant que ta méthode n’est pas parfaite » explique Judith.

Au terme de sa formation, elle présente un projet nommé Manger l’Immonde pour son diplôme de fin d’études. Ce dernier s’intéresse à l’entomophagie (le fait de manger des insectes, ndlr) et à la notion de peur et de dégoût. Ainsi, elle crée une série d’objets conçus pour recevoir des insectes, les cuisiner ou les consommer. C’est en travaillant sur ce projet qu’elle débute seule la céramique. « J’ai demandé à des céramistes si je pouvais venir cuire des pièces chez eux ou s’ils pouvaient me donner un cours d’initiation. À l’école Boulle il n’y avait rien pour la poterie » se souvient-elle. Une fois le diplôme en poche, Judith sait qu’elle n’a aucune envie d’entamer une carrière en agence de design ou de passer du temps derrière un écran à concevoir des objets. Ne sachant pas quoi faire, elle décide de travailler dans la restauration, elle imagine même devenir sommelière. « J’ai réalisé que j’aimais le contact, que j’avais envie d’embellir les moments passés à table, sans être en cuisine. De plus, le vin me passionnait. Après mes études, j’ai voulu faire des objets plus petits, pensant que j’allais ainsi me rapprocher de l’humain. Ce que je n’avais pas compris, c’est que je devais faire quelque chose de plus poussé dans l’artisanat. » 

Judith se met réellement à la céramique avec Marie Lautrou qui lui enseigne brièvement la technique du “pincé” tandis qu’Ulrike Weiss, chez qui elle cuit ses premières pièces, lui apprend à fabriquer les émaux. Elle commence alors à les vendre, sa première commande a été réalisée pour Agrology, une cave-à-manger parisienne : « Les propriétaires Nathalie et Olivier m’ont demandé de faire un service pour servir le fromage, la charcuterie ou les olives. J’ai fait plein de trucs et c’est là que j’ai pensé que ça pouvait être chouette de le faire sérieusement » se rappelle Judith. 

Toutes mes envies sont liées au besoin d’être indépendante, de travailler pour moi et non pour les autres. Dans mon métier, il y a aussi le souhait d’utiliser des matières simples, un peu enfantines, proches de la pâte à modeler. Et que tout ça ait un lien avec la bouffe. La céramique regroupe tout ça. »

Quelques mois plus tard, elle déménage à Bruxelles où elle trouve rapidement un atelier. « Je me suis dit que j’allais oser être céramiste là-bas. À Paris je n’osais même pas dire que j’en faisais parce que ça me paraissait impossible… Il y a 5 ans il n’y avait pas de jeunes céramistes. J’ai pensé que les céramistes bien installées allaient me rire au nez, elles sont super fortes, c’est un métier qui demande beaucoup d’années de pratique pour s’y connaître vraiment. Je n’avais pas fait d’école, je n’imaginais pas aller les voir et dire “Coucou, je veux un atelier” » nous confie-t-elle. Une fois installée dans la capitale belge, elle rencontre Eloïse Bonehill, une céramiste qui lui propose de donner des cours à sa place à un groupe de dix enfants le mercredi et lui montre comment fonctionne le four. « Je n’avais pas d’expérience, j’étais payée et on me faisait confiance. C’est comme ça que j’ai pu réaliser ma première commande pour des restaurants parisiens, il y a eu Dersou, Saturne puis Sauvage. »

En rentrant à Paris, elle monte un collectif avec des amies céramistes nommé Gangster. Son travail est reconnu au sein de la profession et les commandes affluent, cependant Judith songe sérieusement à quitter Paris pour s’installer dans la maison de campagne de son enfance. Lorsqu’elle en parle, c’est l’agitation, le bruit et le rythme des villes qui ont motivé son besoin de quiétude : « Je ne sais pas exactement d’où me vient ce besoin, j’ai grandi dans une famille de cinq enfants et j’ai toujours cherché le calme. J’ai toujours eu envie de faire mes trucs dans mon coin et qu’on me laisse en paix. Toute ma vie, j’ai observé mon père musicien et compositeur utiliser un tiers de la maison pour son studio de musique. En le revoyant dans son espèce de cabane à faire ses trucs, je me dit que c’était ce que j’avais toujours souhaité aussi. Et souvent, faire des trucs tranquille c’est écrire, faire de l’artisanat, de la peinture ou du dessin. Toutes mes envies sont liées au besoin d’être indépendante, de travailler pour moi et non pour les autres. Dans mon métier, il y a aussi le souhait d’utiliser des matières simples, un peu enfantines, proches de la pâte à modeler. Et que tout ça ait un lien avec la bouffe. La céramique regroupe tout ça. »

Là où certains pourraient voir de la paresse, on perçoit de la poésie, la marque d’un instant, d’un geste qui n’a rien de calculé. Le résultat ne pourra être répliqué à l’identique une seconde fois

Dans cette discipline à priori dogmatique car elle repose sur un savoir-faire ancestral, Judith trouve son propre tempo. « Je modèle mes pièces puis je les laisse sécher selon leur taille et le taux d’humidité puis je les cuis à 980 degrés. En sortant, la pièce a une texture poreuse comme un pot de fleur en terre cuite. Je fais mes émaux moi-même que je fabrique à partir de poudres de roches mélangées à de l’eau, la texture finale ressemble à de la crème fleurette. J’utilise de la cendre, du kaolin, de la silice, du talc, de la chaux ou encore du feldspath. » L’émail est une couche de verre que l’on colore ou non avec des oxydes et qui fusionne avec le grès à très haute température. Jusque là, rien de nouveau sous le soleil mais en la questionnant sur la possibilité de créer certaines formes en émail, elle explique : « Je trempe mes pièces ou alors j’utilise une louche. On peut aussi utiliser de la cire pour que l’émail ne prenne pas à certains endroits. Elle finit par brûler à 1300 degrés, mais je ne le fais pas parce que ça sent mauvais et que c’est toxique. J’essaye d’exclure dans mon travail tout ce qui demande une manipulation supplémentaire qui n’a pour vocation que d’être esthétique. Ce n’est pas de la paresse, c’est que je suis sensible à tout ce qui me complique la vie. Dès qu’il faut ajouter des étapes ça m’ennuie, c’est pourquoi je me résous à concevoir des pièces imparfaites, tant pis. »

Là où certains pourraient voir de la paresse, on perçoit de la poésie, la marque d’un instant, d’un geste qui n’a rien de calculé. Le résultat ne pourra être répliqué à l’identique une seconde fois. Judith développe : « Au final, ma méthode fait que ce n’est pas vraiment moi qui décide à quel endroit l’émail va s’arrêter. C’est toujours aléatoire et ça m’arrange que les choses se fassent avec une intervention en moins de ma part. Si tu devais apprendre la céramique dans les règles de l’art, je ne serais pas la bonne professeure puisqu’il y a plein d’étapes que je ne fais pas. On les considère souvent essentielles pour l’esthétique mais je me rends compte que si ma pièce tient et qu’elle me plait, ça suffit. Je trouve ça beau quand ce n’est pas droit. J’ai découvert ce que j’aimais dans la céramique au fil du temps, je n’ai pas pu expérimenter, j’ai juste vu que parfois je faisais des trucs considérés comme incorrects qui m’amusaient. C’est comme les sarments de vignes, quand j’utilise leurs cendres dans mes émaux pour la première fois, je ne sais pas que je dois les laver trois fois puis les filtrer et les tamiser. Je m’en fiche d’avoir un résultat précis et finalement, ce que je cherche dans les émaux à la cendre c’est ce résultat inattendu. » Le tournage qui consiste à former une pièce sur un tour en mouvement demande de la précision. Il faut en faire longtemps avant de pouvoir poser des anses ou un bec. En clair, créer des objets avec une fonction demande davantage de connaissances. 

Ils ont leur vie ces pauvres petits trucs pétés, ce n’est pas parce que c’est cassé que ce n’est plus beau. J’en garde plein parce que je les adore ! Même un bol cassé reste utile pour poser une bague ou écraser une cigarette.

Judith Lasry, céramiste

Retour à l’atelier face à une boule de grès clair de Saint-Amand. Debout devant la planche de bois qui sert de plan de travail, c’est le syndrome de la feuille blanche. Judith lance « N’essaye pas de faire un objet qui va servir à quelque chose ». Selon elle, n’importe quel objet aurait du sens qu’il soit carré ou rond, lisse ou rugueux, lourd ou léger. Un peu partout, de la cave au grenier en passant par le jardin, on découvre de nombreuses pièces ébréchées, des morceaux de bol brisés, elle explique : «  Ils ont leur vie ces pauvres petits trucs pétés, ce n’est pas parce que c’est cassé que ce n’est plus beau. J’en garde plein parce que je les adore ! Même un bol cassé reste utile pour poser une bague ou écraser une cigarette. » Ensemble, nous parlons beaucoup de l’objet, de sa fonction qui n’est plus d’être mais de servir : « Ce qui me plaît c’est de faire des objets utilitaires qui t’accompagnent dans ta vie, c’est pour ça que je fais moins de sculptures car souvent elles ne reçoivent rien. Ça m’intéresse de faire des vases, des coupes, des bancs, des tables basses… Quand tu fais de la céramique modelée, tu restes dans le domaine du fonctionnel mais il y aura toujours une fragilité. »

Le sol en bois est moucheté par endroits de taches de peinture. On trouve des céramiques dans tous les coins de la pièce, des bouts de ficelle, de bois, ou des insectes que Judith collectionne. Sur l’étagère, on observe les piles d’assiettes prêtes à être adoptées, les tailles et les formes diffèrent : « Il n’y a rien de très régulier, quand tu fais du modelage, tu es libre de faire des carrés ovales ou des ronds biscornus. Il n’y a pas de règle. On nous a donné des formes classiques pour manger mais on peut sortir de ce carcan, il n’y a qu’à regarder les supports utilisés dans d’autres pays. Je tiens à ce que mes objets soient toujours uniques et irréguliers. De cette manière j’ai l’impression de produire des petites sculptures de table. Sur la mienne je n’ai pas d’objets décoratifs. Il y a des feuilles, des branches, des fruits et mes céramiques. J’ai l’impression qu’elles se suffisent. Finalement ce que j’aime c’est qu’elles sont assez naïves, biscornues et surtout bavardes. »

-> Instagram : @judith.lasry

Article à retrouver dans Mint#21

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Déborah Pham
Co-fondatrice de Mint et du restaurant parisien Maison Maison. Quand elle n’est pas en vadrouille, elle aime s’attabler dans ses restos préférés pour des repas interminables arrosés de vins natures. Déborah travaille actuellement sur différents projets éditoriaux et projette de consacrer ses vieux jours à la confection de fromage de chèvre à la montagne.
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Léa a grandi en Provence. Elle aime la simplicité, la spontanéité et l'authenticité. Son univers est teinté d'intime, de poésie et de douceur.

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