Cuisines asiatiques et préjugés : de l'assiette à l'addition

Les recettes apportées dans les valises des premières générations d’Asiatiques ont fait fleurir des restaurants dans les villes de France. Bien que présentes sur l’ensemble du territoire, ces dernières n’échappent pas pour autant aux stéréotypes charriés par la société. Ce qu’on mange et combien on le paye, les ingrédients qui garnissent nos assiettes et la valeur qu’elles ont à nos yeux sont le reflet de nos perceptions. Aucune culture n’est épargnée, tandis qu’une poignée est particulièrement vulnérable aux idées figées.
Que disent nos additions de nos habitudes en lien avec les cuisines
asiatiques de l’Est et du Sud-Est ?

Malgré la large palette de choix de cuisines d’Asie qui nous est aujourd’hui offerte, des adjectifs surgissent encore si on en évoque certaines. «Pas cher», «bon marché» ou «cheap» arrivent en tête de ces qualificatifs qui ont creusé un sillon dans nos esprits en association avec les cuisines chinoises et vietnamiennes (au pluriel, car elles sont multiples). Figurant parmi les plus populaires, elles tiennent le pavé à Paris depuis plus d’un siècle, mais c’est hélas le bas de nos rues goudronnées dont il est question dans l’imaginaire collectif.

Si l’on se promène dans les grandes villes européennes ou nord-américaines, on remarque que ces épithètes ne sont pas une exception française: leur Chinatowns sont aussi en grande partie prisés par une clientèle en quête d’un repas accessible ou une population étudiante.

Héritier d’une fascination de l’Extrême-Orient au XVIIIème siècle et de la crainte du Péril Jaune au XIXème, le début du XXe siècle voit naître le premier quartier chinois autour de la Gare de Lyon. Des échoppes sortent de terre autour d’une communauté de travailleurs chinois qui ont participé dès 1916 à l’effort de guerre et ont choisi de rester dans l’Hexagone après l’armistice. Puis les vagues impulsées par la défaite française en ex-Indochine, les mouvements liés aux besoins de main-d’œuvre dans les Outre-mers et les bouleversements politiques et économiques pavent la voie aux migrations. La région parisienne, Belleville, le 13ème arrondissement et les environs de Lognes en Seine-et-Marne en sont marqués: enseignes calligraphiées, commerces de bouche et cantines familiales s’y sont implantés. L’ancienneté de leur établissement sur le sol français ne parvient toutefois pas à asseoir une légitimité et une pluralité des cuisines chinoises et vietnamiennes :
elles sont parfois précédées par une réputation peu reluisante, encore considérées comme «exotiques» et cantonnées au bas de gamme. La mécanique économique derrière un repas est loin d’être isolée des préjugés. Comment les nouvelles générations s’attaquent à ces idées
reçues chargées d’histoire ?

Quand on a ouvert, en 2016, les gens avaient du mal à imaginer qu’on puisse proposer des ingrédients de qualité dans un restaurant asiatique. Aujourd’hui les mentalités ont évolué, les gens y sont plus sensibles. Quand ils comprennent notre sourcing (origines des produits), leur regard change. C’est une bonne chose mais c’est aussi choquant car ça veut dire que les préjugés ont la peau dure.

Khan-Ly Huynh, cheffe à The Hood et Nonette.


La cheffe Khanh-Ly Huynh a pris goût à la cuisine dans sa famille vietnamienne. Lors d’un voyage en Californie, où vit la plus grande
communauté en dehors du Vietnam, elle déguste son premier banh mi, un sandwich imprégné d’histoire mêlant la baguette française coloniale
à la garniture aromatique et carnée locale : «Là-bas, c’est naturel d’en manger à n’importe quelle heure. Qu’il soit 3h du matin ou 16h, il y
a toujours une grande variété de charcuteries disponibles. Tout est préparé devant toi, les produits sont frais.»

Elle reprend le concept pour la sandwicherie Nonette, ouverte en juillet 2021, et propose plusieurs recettes de banh mi: classiques (dac biet ou «le spécial») ou moins (banh mi au poulet frit ou à l’œuf au plat). Les charcuteries sont entièrement préparées par ses soins: jambon thįt nguôi (poitrine de porc cuite comme une porchetta à la vapeur), thi xa xiu (échine de porc marinée, grillée et rôtie), cha lua (longe de porc marinée à la sauce de poisson et cuite dans une feuille de banane) et cha bong (longe de porc déshydratée au soja).
Pour ce faire, Nonette se fournit chez Terroirs d’Avenir, la boucherie Huguenin ou Natoora, des enseignes plébiscitées pour soutenir une
agriculture vertueuse. Puisque la qualité des produits et de la préparation se chiffrent dans l’addition, ses banh mi de base sont vendus entre 6 et 8 euros. Or, Khanh-Ly Huynh nous confie que cette fourchette de tarifs contrarie des clients habitués à des formules autour de 4 euros :
«Mais ce ne sont pas des banh mi entièrement faits maison avec des produits provenant d’Île-de-France ! Il faut comparer ce qui est comparable!. Il y a un prix psychologique. On doit forcément
se demander ce qui est acceptable pour les gens.»

On veut que le fait maison se voie.

Céline Chung, cofondatrice des restaurants Bao


Même son de cloche auprès de Céline Chung, cofondatrice et directrice artistique des restaurants Bao à Paris qui nous font (ré)apprécier des plats emblématiques des cuisines chinoises. Il arrive que ses équipes soient sommées de se justifier sur les prix. « On nous dit que c’est cher alors que nos prix sont justes par rapport à notre démarche: matières premières de premier choix, viande française, farine bio, nos baos (brioches fourrées à la viande ou aux légumes, cuite à la vapeur) sont
façonnés à la main par nos maîtres bao devant les yeux des clients. On se heurte à une croyance que la cuisine chinoise devrait être cheap, dans tous les sens du terme. »
Si les cuisines ouvertes sont un élément
commun à leurs trois établissements ouverts depuis 2019, ce n’est pas qu’une simple tendance design: «On veut que le fait maison se voie.»
Cette volonté contribue à défaire des suspicions perpétuées par des reportages à charge sur les «appartements raviolis», la légende urbaine
du «syndrome du restaurant chinois» et des accusations médiatiques qui ont fait déteindre sur une profession entière les manquements imputés à
une minorité.

Le chemin n’est pas sans embûches mais rien ne paraît voiler la détermination de Céline Chung. « Une des choses les plus importantes pour nous est de respecter le savoir-faire et la tradition. Pour cela, nous travaillons avec des chef.fe.s chinois.es.». Son regard énamouré sur sa culture d’origine habille le mobilier, la vaisselle, les objets chinés jusqu’au dernier détail. «Il y a tant de belles choses dans les cultures chinoises. Enfant, j’allais dans la maison de mes grands-parents dans
la région de Wenzhou. J’en garde des souvenirs précieux que je souhaite faire découvrir au plus grand nombre pour chasser ces stéréotypes dégradants dans lesquels j’ai baigné en grandissant ici.»
affirme-t-elle. Lors du lancement du premier restaurant, Petit Bao, leur campagne d’affichage proclamait : “No dogs, no rats, no cats, just Chinese Food”, faisant référence aux fantasmes tenaces et, évidemment, infondés. Le ton est donné.

Si Katia et Tatiana Levha ont embrassé les influences de leur mère philippine dans la cuisine de leur restaurant Le Servan, à travers par exemple un usage introductif du piment et des touches asiatiques (coques au piment et basilic thaï, wontons de boudin noir et sweet chili sauce), elles n’ont pas été confrontées aux clichés pesants avant de consacrer une carte aux notes chinoises dans leur second établissement parisien inauguré en 2018, Double Dragon. Alors que leur nom résonne sur les lèvres, que leurs ingrédients sont équivalents et leurs fournisseurs absolument identiques, elles observent un traitement différencié de la part des clients selon l’enseigne, ce qui conduit à des disparités dans le ticket moyen.

Katia et Tatiana Levha


«Nous avons mis du temps à le comprendre et à mettre un mot dessus, mais nous en sommes arrivées à la conclusion que c’est lié à une forme
de racisme enraciné depuis très longtemps. Les clients ne sont pas prêts à payer le même prix pour un plat français qu’un plat chinois alors que nous faisons le même boulot dans nos restaurants. »

La sentence est implacable. Après ajustements et remises en question, Katia et Tatiana Levha décident de faire peau neuve. Double Dragon est
en travaux à l’heure où nous écrivons ces lignes et renaîtra bientôt avec des propositions plus proches de leur éducation familiale. « On ressent
le désir de nous recentrer autour de la cuisine philippine qui nous a été transmise, méconnue en France.»
Leur conseil pour celles et ceux
qui voudraient se lancer sur leurs pas: «Ne pas sous-estimer les attentes tout en gardant son identité». Même leitmotiv pour Khanh-Ly Huynh: «Ne pas avoir peur de l’échec et rester cohérent avec ses valeurs».

Hauts les cœurs. La route est longue et chaque étape compte.
Saluons l’application quotidienne aux fourneaux et les efforts de pédagogie en salle. Le ventre peut démêler nos neurones en détricotant nos préjugés. Gageons que nous n’en sommes qu’au commencement. Proposer du beau, du bon et du bien dans leurs restaurants, c’est un pari relevé par ces cheffes entrepreneures qui inscrivent à leurs menus un bon lavage de cerveau pour le plus grand bonheur de nos papilles.


-> Nonette, 71 Rue Jean-Pierre Timbaud, 75011 Paris
-> The Hood, 80 Rue Jean-Pierre Timbaud, 75011 Paris
-> Gros Bao, 72 Quai de Jemmapes, 75010 Paris
-> Petit Bao, 116 Rue Saint-Denis, 75002 Paris
-> Bleu Bao, 8 Rue Saint-Lazare, 75009 Paris
-> Le Servan, 32 Rue Saint-Maur, 75011 Paris
-> Double Dragon, 52 Rue Saint-Maur, 75011 Paris

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Grace Ly

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