À table avec Enrico Macias, le crooner oriental

On a voulu l’emmener à la Boule Rouge, son QG iconique, mais il était plus branché japonais. Après tergiversations, on a emmené Enrico Macias chez Yemma, cantine marocaine du 2è arrondissement ouverte par le chef marocain Abdel Alaoui. Où l’artiste de 85 ans est venu malgré une bronchite qui traînait et une sacré toux – discuter Britney Spears, poisson cru, et artistes vintage autour de kemia et d’un tajine poulet-citron.
Mint

Avec le Couscousgate qui oppose le Maroc, l’Algérie et la Tunisie quant à sa paternité, ce n’est pas un aff ront d’emmener un Algérien comme vous dans un restaurant marocain ?

Enrico Macias

Pas du tout ! La nourriture c’est comme la musique, il ne devrait pas y avoir de frontières. Je respecte tous les styles de musique, du coup je respecte aussi toutes les nourritures. Quand c’est bon, c’est bon, que ce soit à l’oreille ou à la bouche. Ici le couscous, le tajine, je connais, mais j’adore aussi découvrir de nouvelles cuisines. Parfois je suis déçu. Par exemple, un jour j’ai testé un restaurant coréen, et alors je suis désolé mais ce n’était pas mon truc.

M

Vous ne nous avouerez même pas une préférence pour la cuisine algérienne de vos racines ?

EM

J’aime la musique de ma mère et de ma grand-mère… (il se reprend) Ah vous voyez je vous ai dit que c’était pareil ! J’ai un faible pour la cuisine tunisienne. Je suis d’origine constantinoise et avant la conquête de l’Algérie, Constantine était tunisienne. Les plats avec lesquels j’ai grandi viennent de Tunisie. Elle est peut-être un peu moins variée que ses voisines, mais des plats comme la pkaila (plat traditionnel juif tunisien à base d’épinards de bœuf et de haricots blancs, ndlr), la loubia (ragoût de viande aux oignons et haricots, ndlr), la m’loukhia (un ragoût de bœuf ou d’agneau cuisiné dans une sauce à base de corète et d’huile d’olive, ndlr).

Photos : Emma Burlet
M

On est sur des plats très très en sauce ! Pour l’interview, votre fille nous a confié que vous faisiez un peu attention à votre ligne et donc on a envisagé d’aller dans un restaurant de sushis…

EM

Dans les années 70, 80, j’ai fait une douzaine de voyages au Japon pour des concerts. Avant d’y aller, je ne supportais pas l’idée du poisson cru. Et puis un soir, en tournée après un spectacle, je veux rentrer à mon hôtel et je me perds. Je suis seul, je ne trouve plus mes compagnons, mes musiciens, je ne savais pas où j’étais. J’avais une de ces faims ! Je suis rentré dans un restaurant et je me suis dit, va pour le poisson cru. Je ne me suis jamais autant régalé.

M

Vous aviez un public là-bas ?

EM

Oui ! Il n’y avait pas un homme dans la salle, que des femmes (rires). La première fois que j’ai chanté, je termine le spectacle et là, pas un applaudissement. J’ai cru que j’avais fait un bide terrible. On me dit « mais non tu as fait un triomphe, regarde dans la salle ils sont tous assis, ils ont adoré ! »

(Il se met à chanter « Je le vois sur ton visage » en Japonais, ndlr)

Je ne comprends pas le japonais et j’ai appris en phonétique. Plus de 20 ans que je n’y suis pas retourné et je m’en souviens comme si c’était hier des paroles. Je vous jure que je n’ai pas répété.

(Un homme l’accoste de loin et le félicite pour le début de carrière de son petit-fils Symon en tant que chanteur)

Merci, merci mille fois ! C’est incroyable, non ? Il a fait son premier concert à Paris, j’étais dans la salle. Depuis qu’il est tout petit, il traîne avec moi et s’amuse avec des guitares. Je me souviens d’une fois pour mon anniversaire, il a pris une chaise, posé son pied dessus et fait semblant de jouer mes chansons. Il connaissait mon répertoire par cœur ! Mes cinq petits-enfants font de la musique, c’est une transmission naturelle, pas contrainte.

M

Son titre « Dans tes yeux » est une reprise de « Ya Rayah », de Rachid Taha. Vos petits enfants sont inspirés par cette musique judéo-arabe ?

EM

Oui, il y a des tonalités, mais ce n’est pas leur style. Ils sont plus modernes, plus précurseurs. La jeune génération est différente des chanteurs de mon époque. Quand je sortais un nouvel album je chantais 3 ou 4 chansons sur scène. Là où j’ai été scotché, c’est de voir Symon chanter tout son album, in extenso, avec un public qui était capable de tout chanter avec lui.

M

Comment êtes- vous devenu crooner oriental ? Au début de votre carrière, vous étiez très marqué variété française…

EM

J’ai eu envie d’exprimer toutes mes racines musicales, je me suis accroché à cette musique qui était aussi un hommage à mon beau-père, le maître Cheikh Raymond Leyris (en 1961, « Tonton Raymond » est tué sur le marché de Constantine, d’une balle dans la nuque, un meurtre qui précipite le départ des Juifs algériens vers la métropole, ndlr). Quand j’ai commencé à retourner vers ces musiques, qu’il m’avait transmises, je les avais en tête mais j’ai été obligé d’apprendre les textes dans les règles de cette musique, ses paroles, sa métrique, sa rythmique. J’ai beaucoup travaillé.

M

Cinquante ans de carrière et vous continuez de remplir l’Olympia à guichets fermés. Votre public a changé ? Vous semblez être devenu comme un produit vintage, quand les jeunes se prennent de passion pour des choses qui passionnaient leurs grands-parents. On vous voit dans des séries Netflix, chanter avec Djadju, Maître Gims chante « Sapé comme Enrico Macias » …

EM

Au début de ma carrière, j’étais écouté par les gens de mon âge, pas par les jeunes. Eux écoutaient les yéyés, la musique anglo-saxonne, les Beatles. Les jeunes, je ne les intéressais pas, je n’avais pas la jeunesse avec moi. C’est pour ça que je n’étais jamais à la mode. Mais depuis une dizaine d’années, je vois que les jeunes se sont collés à mon premier public et viennent en masse à mes concerts. Ça me fait un plaisir fou. Je suis le dernier des Mohicans.

M

Ben oui, on a même vu Britney Spears publier un de ses célèbres « défi lés terrasse » sur Instagram avec « La Femme de mon ami » en fond sonore. En 2019, elle publiait une vidéo dans laquelle on la voyait tourner dans sa piscine, sur le même titre. Vous l’avez même reposté avec des cœurs…

EM

Mais c’est surtout qu’elle fait ça sur une de mes vieilles chansons et pas la plus connue ! Non Britney Spears je ne la connais pas plus que ça, tout le monde me disait que c’était incroyable, moi je voyais rapidement qui elle était.

(il se met à chanter en anglais pour imiter Britney)

M

Reparlez-moi de la nourriture de votre mère et de votre grand-mère. C’était quoi le rapport à la nourriture, à la table, chez les Macias ?

EM

Je me souviens de ses ragoûts de légumes, des haricots verts avec la viande, de son ragoût de pommes de terre de folie avec de la viande de bœuf, parfois avec du poulet. La nourriture était un moment de fusion de la famille. Au déjeuner ou pour dîner, on était tous ensemble, on attendait toujours mon grand-père, ma grand-mère, mes oncles. Le meilleur souvenir que j’ai, c’est les soirs de Pâques. On installait des tables basses traditionnelles en bois et des matelas pour s’asseoir, on mangeait par terre, on faisait la prière de la Pâques juive. Mon père était l’aîné de ses frères et sœurs, tout le monde venait chez nous, même les voisins. C’était des repas tellement festifs où la musique et la cuisine allaient ensemble. Mon grand-père jouait de la flûte et moi de la mandoline.

M

Qui cuisinait ?

EM

Ma mère, ma grand-mère puis ma femme… Je suis honnête ! Moi je ne cuisine pas. En revanche, si je goûte quelque chose, je peux dire exactement ce qu’il manque (rires).

M

D’ailleurs on dit que vous êtes le roi de la sauce.

EM

Oui, je ne sais rien faire en cuisine mais j’ai la main pour la vinaigrette. J’aime rajouter des choses à la fin. J’ai mangé épicé toute ma vie, j’ai 84 ans et il faut croire que je tiens le coup ! Le palais, c’est comme l’oreille pour la musique. La musique c’est une harmonie, des choses qui vont ensemble et ça se retrouve dans la cuisine. C’est pour ça que j’aime les sauces.

M

On peut parler de votre cantine, la Boule Rouge ? Vous y êtes tellement souvent que les gens croient que c’est votre restaurant. On vous y voit attablé quand vous jouez dans Family Business, des gens passent devant juste pour faire un selfie avec vous…

EM

Mais ce n’est pas chez moi ! Je connais bien Raymond le patron depuis 50 ans, depuis son ouverture et je ne l’ai jamais quitté, je suis très fidèle. Je me souviens de repas incroyables là-bas avec Gérard Darmon, Gad Elmaleh, tous mes copains, c’est là qu’on se retrouve.

M

C’est là que François Hollande est venu faire son dîner de passation à Macron…

EM

Oui j’étais là ce jour-là !

M

Et Mitterrand avait fait la même chose à la fin de son mandat, en organisant son déjeuner de passation autour d’un couscous dans un restaurant kabyle ! C’est quoi cette tradition ?

EM

Tous les présidents de la République que j’ai connus sont venus à la Boule Rouge : Sarkozy, Hollande… C’est marrant de les voir là-bas. Ils ont tout ce qu’il faut à l’Elysée, les plus grands chefs étoilés, les plus belles tables, et on les voit se régaler d’un couscous. Je me souviens de Nicolas Sarkozy taper sur la table en disant « les merguez, les merguez, les merguez ! » Pour nous, le couscous c’est avant tout le plat principal du chabbat, le vendredi soir. On en mangeait deux ou trois par semaine, mais le couscous du vendredi soir était sacré. Un grand couscous très festif avec les tripes, les abats. C’est des moments inoubliables.

(Le tajine arrive)

Les pommes de terre c’est un délice, c’est de la confiture. Les épices sont parfaites, la sauce aussi. Voilà, là, je peux vous dire qu’il ne manque rien !
(rires)

M

Vous invitiez beaucoup d’artistes chez vous pour faire goûter les boulettes de votre femme Suzy : qui est passé chez vous ?

EM

Johnny, il était fan du couscous boulettes de Suzy. J’ai rencontré Laeticia il n’y a pas longtemps, elle m’a dit qu’elle se souvenait des boulettes de ma femme…

(Un autre passant demande un selfie : « est ce que je
peux prendre une photo, ma mère vous adore ? »)

M

Encore un qui va vous tagguer sur Instagram !

EM

C’est un grand privilège. Ça vaut tout l’or du monde qu’à mon âge des jeunes s’intéressent à moi. Je n’ai besoin que de ça aujourd’hui.

Journaliste
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Raphaëlle Elkrief
Raphaëlle Elkrief est journaliste lifestyle et société. De manière générale, les sujets qu’elle traite n’ont rien à voir les uns avec les autres. Outre son amour pour la Côte d’Azur, elle est fanatique d’Enrico Macias.
photographe
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Emma Burlet
Emma Burlet est une photographe et vidéaste basée à Pantin. Son travail s’articule autour des notions du sensible et du spontané, avec toujours l’humain au centre.

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