C'est gourmand

Zoé Labatut

Assise à la terrasse d’un café du 18e arrondissement, un samedi midi, je savoure ma victoire sur les complexes d’une adolescence qui s’était un peu trop prolongée. J’ai enfin la trentaine, une situation financière presque stable, un travail, des potes, de l’amour-propre. Le champ des possibles vient enfin de s’ouvrir à moi, j’ai même commencé à me renseigner sur un quelconque engagement politique. Je me sens déjà l’âme d’une Martine Aubry qui aurait une coupe de cheveux vraiment plus classe, sauf les pointes sèches, mais bon, ça arrive aux meilleures.

Bravo championne.

Je suis enfin une meuf indépendante, une de celles chantées par les Destiny’s Child. Preuve du fait que je sais parfaitement gérer mes petites affaires ? Je suis en train de m’inviter à déjeuner, seule, parce qu’on le sait toutes, Véronique Sanson a toujours raison. Besoin de personne.

Cachée derrière des lunettes de soleil, une petite salade de quinoa (cliché) devant un marché de producteurs locaux (cliché encore), je me sens prête à choisir la conclusion de mon repas parisien, avant de me diriger vers de nouvelles aventures. Après avoir vainement tenté d’alpaguer la serveuse plusieurs fois (je suis indépendante, mais faut croire que j’arrive pas à gueuler assez fort pour capter l’attention), j’arrive enfin à la choper. Un peu coupée dans son élan, elle s’impatiente et me demande rapidement ce que je souhaite. Tétanisée par cette réaction (ALLO, ELLE SAIT PAS QUI JE SUIS ? UNE MEUF INDÉPENDANTE OKAY, ALORS QU’ELLE SE DÉTENDE UN PEU), je vois subitement des années de travail sur moi-même s’écrouler devant mes yeux.

Par ma faute.

Une erreur dans un parcours que j’avais millimétré.

Je prononce

-« Un café gourmand s’il vous plaît. »

Les mots sont sortis de ma bouche et il est impossible de les rattraper, de les ravaler. Ils se sont fait entendre, ils résonnent encore les nuits où je ne trouve plus le sommeil. Je voudrais faire marche arrière. Commander juste un espresso, ou même le fromage blanc avec son coulis aux fruits rouges, merde, MÊME LE FROMAGE BLANC, mais il faut que je porte dorénavant sur moi la conséquence de mes actes. Toute la terrasse a entendu. Je dois continuer mon chemin.

La serveuse a souri. Elle aussi sait que c’est dorénavant terminé pour moi. Elle m’a entendue prononcer ces mots. Les dés sont jetés et le respect s’est envolé. Je l’ai vu faire ses bagages dans les yeux de la jeune femme. Il en a profité pour partir avec mon amour-propre qui m’a demandé son solde de tout compte. Que venait-il de se passer ? Que venais-je de commander ?

Mais qui suis-je, bordel ?

Le café gourmand, vraiment, ça m’énerve. Ça dit des choses pas jolies sur la société, en vrai. Ça dit des choses pas jolies sur la personne qui le commande aussi. On succombe aux grosses ficelles du marketing et on rejoint le troupeau de moutons, le même qui t’a obligé à porter des pulls à manches courtes (QUEL EST L’INTÉRÊT DE CE TRUC, TU VEUX AVOIR CHAUD OU TU VEUX AVOIR FROID, MAIS JUSTE AUX BRAS) et à mettre des jupes au-dessus des pantalons.
Pour moi, le café gourmand c’est le même délire, mais qui se mange. C’est la honte de la carte des desserts. C’est le François Bayrou des menus. C’est le plat qui ne prend pas de décisions, qui bouffe à tous les râteliers. C’est un café ? C’est un dessert ? C’est un café avec un dessert ? Pourquoi tu ne prends pas de décisions, café gourmand, hein ? Pourquoi tu choisis pas ton camp, et puis tu t’y tiens ? C’est la honte d’être un dessert ? C’est la honte d’être un café ?
BORDEL, C’EST QUOI TON PROBLÈME ?

Déjà ce nom. Genre le café, c’est Cyril Lignac de 2005 qui l’a adoubé. Franchement. « Gourmand », c’est un adjectif dont le son me dégoute. C’est comme « coquine » (et je te parle même pas du fait de combiner les deux, j’en frissonne déjà derrière mon clavier). Et puis, en quoi il est gourmand le café ? Genre c’est lui qui va les bouffer la mini-panacotta, la grosse miette de brownie et la boule de glace à la vanille faite à la petite cuillère ? Il sait le prix que ça coûte ? Si il a faim, bah, qu’il se fasse plaisir, mais pas dans mon assiette. Franchement je le dis pour lui, il a intérêt à être zéro gourmand le café. Il est sur le côté et il reste bien tranquille.

Et c’est quoi aussi cette manie de rendre tout mini. Quelqu’un a déjà essayé de surligner avec des  mini-stabilos ? C’est infernal. D’effacer du crayon de papier avec une mini-gomme ? Même le concept de minigolf c’est pété. Mini, ça te rappelle juste que y’a une version plus cool du truc qui existe, mais qui n’est pas à ta portée. C’est la version nulle, c’est juste pour endormir ta frustration, mais sans te donner le plein accès au produit. C’est un échantillon de ce que pourrait être ta réalité. Tu peux te rassurer en te disant que tu n’as pas besoin de la version « originale », mais bon. Que c’est toujours mieux et moins calorique que de prendre un mi-cuit au chocolat. Il faut arrêter de se mentir. Ce sont trois mini desserts. C’est obligatoirement pire qu’un dessert.

Toutes ces pensées se bousculent dans ma tête, en attendant le résultat de ma commande. Les larmes montent. Pourquoi pas une choucroute de la mer la prochaine fois, hein ? C’est ça que je veux ? C’est ça le monde que je choisis de construire pour moi-même, pour mes futurs enfants ? Les yeux rivés sur le parcours de vie que j’ai dorénavant choisi, celui où je « grignote » et « déguste », où je colle des stickers de mots évidents dans ma salle de bain, je me demande si je ne devrais pas renoncer à tout et aller m’enfermer dans une cabane avec Huit chiens et la télévision en boucle sur BFM TV. Je ne mérite peut-être que ça.

Que ça, et une mini-panacotta.
Le café gourmand finit par arriver, avec un peu de retard. La serveuse et l’équipe en cuisine n’ont pas dû voir le temps qui passe, trop occupées à se moquer de mon plat. Je me rassure en me disant que le chef doit se détester aussi d’avoir mis ce truc à la carte. Ça lui prend du temps pour que dalle, gérer à la fois les desserts chauds et les desserts froids, pour qu’ils arrivent à la bonne température devant le client. Nettoyer les petites verrines où il reste toujours du fromage blanc. Assister au gâchis et jeter un mini dessert parce qu’il y en a toujours un moins bien que ses copains.

Café gourmand, jusqu’au bout du bout, tu es chiant.

J’ingurgite rapidement les trois cuillères de crème brûlée, un macaron à la vanille et une salade avec deux fruits. Voilà. J’ai pris mon dessert, mais en même temps, pas vraiment. Je bois ma tasse de café pour le noyer et tasser mes larmes. Fière de moi ? Je suis un bon petit soldat. Je voulais un café et de quoi manger ? J’ai pas le temps de les prendre l’un après l’autre ? BIM, me voilà rassasiée. Café gourmand, je me sens souillée.

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Marine Normand
Marine travaille à la Gaîté Lyrique à Paris mais écrit aussi pour SoFilm, Mint et pour elle, comme toute trentenaire qui se respecte. Elle aime aussi promener son chien, faire la chenille et donner son avis.
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