Le blaireau à la carafe d'eau

C’est un rencard, qui a été fixé arbitrairement un lundi soir.

Le lundi soir c’est bien. Ça me permet d’avoir une excuse si le mec est moche, ou nul, ou même les deux, de prétexter une réunion tôt le lendemain pour rentrer vite chez moi. En vrai, j’arrive juste pour me vautrer dans mon canapé et regarder des séries télé avec dans une main du pain rassis et dans l’autre un reste de houmous, mais ça, il ne le saura jamais.

Si le garçon est chouette, ce n’est pas grave. Il ne se passe jamais rien les mardis soirs, je me couche le lendemain dès 20 heures, personne n’en tiendra compte. Ça restera mon secret.

Le supposé futur objet de mon affection arrive en retard devant le bar où on s’est donné rendez-vous. Il est évidemment fermé, parce qu’on n’a pas pris la peine de vérifier les jours d’ouverture et on est là, comme deux pigeons gênés, à se demander où on pourrait atterrir, évidemment sans grande conviction dans le rade un peu nul situé juste à côté.

La conversation d’introduction est pénible. Mes mots flottent dans un bégaiement rythmé par les palpitations stressées de mon cœur. C’est mon premier rencard depuis des lustres, je ne connais plus les codes, je n’ai pas révisé le manuel de la parfaite petite meuf en date. Je rame. Pire, je pagaie et frise la noyade.

Du coup, je bois. Pour me détendre, pour occuper mes mains qui ne se sentent pas obligées de mimer pour la quatrième fois la chorégraphie de Alane, tube de l’été 1997, pour avoir un peu d’assurance. Confiante, de plus en plus, je me
laisse entraîner dans le jeu de séduction qui est en train de se créer avec mon interlocuteur, un mec-d’une-trentaine-d’années-travaillant-dans-le-mondede-la-culture, dont les yeux, d’un joli bleu, jouent avec les bougies installées sur les tables branlantes de la terrasse.

Je commence à me sentir à l’aise. J’ai ouvert les vannes, littéralement: ma logorrhée verbale se déploie aussi rapidement que la tente « 2 secondes » de chez Décathlon, et je parsème tout ceci de blagues plus ou moins nulles, qui ont au moins le mérite de faire rire mon date, de plus en plus mignon (merci l’alcool).

Mes gestes deviennent plus amples, mon débit plus rapide, je mets en place un spectacle où je suis à la fois le chorégraphe et le maître d’orchestre d’un corps, on ne va pas se mentir, un peu trop éméché pour un lundi soir. Ce qui ne devait pas arriver arriva. Alors que je mime je ne sais plus quelle bêtise comme si la vie était un Pictionnary, mobilisant ciel et terre pour donner du poids à mon propos, le revers de ma main entre en contact avec mon ballon de vin rouge, évidemment plein. Si le contenant est habilement rattrapé par mon interlocuteur, le contenu atterrit sur ma robe, mon manteau, et l’intérieur de mon sac.

Oh mais
C’EST PAS VRAI.

Je respire. C’est la honte, mais je vais m’en sortir. Avec une vieille odeur de vinaigre, certes, mais la tête haute. Je ris de ma propre maladresse et je pars tout rincer dans les toilettes du bar, me répétant intérieurement que, comme me l’avait dit Céline Dion, «On ne change pas ». Après un quart d’heure à essayer de tout nettoyer, je reviens près du jeune homme (je l’avais presque oublié alors que j’essayais de rincer mon chéquier). En m’asseyant, je fais face à un objet insolite. Transparente, élancée, elle est au milieu de cette table bien nettoyée par un barman surement habitué aux inadaptés, dégageant de gros relents de Gamay.

C’est une insulte. La matérialisation en verre de la jolie blonde qui juge,disponible par six chez Metro. Le genre d’objet qui, s’il était humain, mangerait des graines et porterait du beige. C’est la carafe d’eau.

Je ne suis pas stupide, elle ne s’est pas invitée toute seule. Alors que moi et mes gestes brusques étions partis faire le bilan tous serrés dans les WCs, mon rencard avait du avoir de la peine pour moi et pensé que ça me ferait
«du bien de boire de l’eau».

À mes yeux, ce charmant garçon perd instantanément tous ses points charisme. Ce n’est pas seulement une carafe d’eau qu’il a demandée alors que j’avais le dos tourné. C’est un doigt d’honneur transparent à ma capacité à prendre des décisions. C’est une initiative paternaliste parce que je suis une fille et que je «ne sais pas boire ». C’est la nécessité de devoir piler alors qu’on roulait ensemble toutes fenêtres ouvertes sur l’autoroute du fun parce que je ne sais pas encaisser, et ça s’est vu, avec tout ce que j’ai renversé. Est-ce qu’il ira d’ailleurs jusqu’à
Ah
Mais oui,
Il va jusqu’à me servir un verre.
Est-ce qu’il va aller me chercher une paille aussi ou ça va aller?

Lui qui avait l’air tellement gentil, se transforme en blaireau à la carafe d’eau. Je ne l’avais pas vu venir, mais quelle déception. Je n’avais pas vu que ça devait être le type de garçon à parler en premier alors que tu manges avec
tes collègues pour commander une carafe alors que tout le monde pensait se la coller. Personne ne peut demander une bière après, de peur de passer pour un alcoolique, du coup les gens se taisent, s’ennuient et le déjeuner se noie dans l’eau du robinet.

Le blaireau à la carafe d’eau, c’est le mec qui te saoule (et seulement avec des mots, hein, on aura bien compris qu’avec le reste ça sera difficile) avec le concept d’hydratation. C’est bon, on n’est ni débile ni maso, personne n’oublie de boire pendant trois jours.

Le blaireau à la carafe d’eau, c’est le garçon au restaurant qui pense que «tu vois, si tu bois autre chose, tu vas rater le vrai goût des aliments et c’est dommage.»

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Le blaireau à la carafe d’eau, c’est le mec qui te fait passer les bénéfices de l’eau courante parisienne pour un bienfait et non le symbole de sa radinerie. Il ne sépare jamais l’addition par le nombre de personnes avec qui il a dîné, il calcule tout pour ne pas se faire avoir. Et tu attends courtoisement qu’il retrouve l’application calculette sur son portable pour prendre le large.

Parce qu’on ne va pas se mentir, c’est toujours trop long un dîner avec le blaireau à la carafe d’eau.

Le blaireau à la carafe d’eau, ce soir, c’est ce garçon avec des yeux magiques qui dormira tout seul, sobrement accompagné de sa bouteille d’1,5 litres placée sur sa table de chevet.

Je travaille demain.

Je ne devrais pas trop tarder.

Journaliste
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Marine Normand
Marine travaille à la Gaîté Lyrique à Paris mais écrit aussi pour SoFilm, Mint et pour elle, comme toute trentenaire qui se respecte. Elle aime aussi promener son chien, faire la chenille et donner son avis.
Illustratrice
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Marie Dozoan
Marie est une illustratrice française. Après plusieurs années en tant que DA pour diverses agences parisiennes, elle se consacre désormais à l'illustration et collabore régulièrement avec la presse.

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