Se taper du mukbang ASMR

Lorsque j’ai cliqué sur la première vidéo mukbang ASMR, j’ai été happée dans un gueuleton sans fin : aspirer goulûment cinq sachets de nouilles instantanées ultra épicées comme une seule et même nouille géante, ingurgiter deux conserves de viande précuite et trempée dans du fromage fondu, ou sucer dix côtes de porc cramoisies qui fondent sous la langue. Je m’empiffre de leur contenu comme eux de leur nourriture.

Mes deux marottes sur Internet sont la nourriture et le son de la craie effritée, ce qui m’a menée aux vidéos mukbang ASMR. Né en Corée du Sud dans les années 2010, le mukbang est un genre de vidéo retransmise en direct, où il convient de se filmer en train de manger des plats en quantité colossale en interagissant avec les internautes. Mukbang est un mot valise pour Eating Broadcast, une émission culinaire. En Corée du Sud les spectateurs sont plus friands de voir la dégustation d’un plat que sa préparation.

L’ASMR, populaire depuis quelques années, est l’acronyme de autonomous sensory meridian response. Il s’agit d’exagérer le son capté
afin de provoquer plaisir et relaxation chez le spectateur et auditeur.

Le sous-genre mukbang ASMR regroupe des vidéos postées sur Youtube, où les protagonistes mangent de la nourriture en grande quantité, tout en accentuant les bruits de mastication ou de manipulation des objets et autres emballages. Cette pratique s’est par la suite largement diffusée au reste de l’Asie puis exportée aux États-Unis et au Canada, épargnant jusqu’ici l’Europe. Manger et faire du bruit.

Tout misophone est prié de ne pas appuyer sur démarrer. Pour les autres, il est temps de découvrir quelques mukbangers. Les vidéos mukbang ASMR sont minutieusement préparées, tant au niveau visuel que sonore. Le Youtubeur phare est l’Américano-Coréen aux mains gantées de noir et à l’efficacité quasi-robotique Zach Choi. Après s’être servi un verre de soda effervescent rempli de glaçons qui s’entrechoquent, il dévore deux triples cheeseburgers ainsi qu’une montagne de frites empilées comme dans un jeu de Jumbo

L’un des motifs récurrents des vidéos mukbang ASMR, notamment en Occident est l’attrait pour les fast food dont les aliments frits, bruyants à manger, en font des objets audibles très satisfaisants. Son tee-shirt arborant le mot silence contraste avec les bruits de succion, la salive et les claquements de langue, lorsqu’il engloutit et déglutit. La Youtubeuse
canadienne Naomi MacRae aka Hunnibee asmr propose, quant à elle, une expérience sensorielle complète. Elle sort les boîtes cartonnées qu’elle caresse de sa paume avant d’en amonceler le contenu.
Près de son micro elle pianote avec ses faux ongles sur la panure croustillante des onion rings, brise le honeycomb qui ruisselle et qu’elle mélange à même son gosier à un beignet de crevette couvert de sauce cajun, car il s’agit de faire coexister toutes les saveurs et textures. Le bruit de mastication de l’orange cristallisée dans un sucre dit tanghulu, qui permet de caraméliser des fruits tout en gardant leur juteux sous l’enrobage est aussi magique que du verre brisé, et est recherché par les amateurs d’ASMR. Le contenu de la Youtubeuse coréenne Moon Bok-Hee de Eat with Boki est plus traditionnel et propose une gamme variée de nourriture, loin de la seule junk food populaire en Occident. Peu importe la quantité pharaonique qui se trouve devant elle, elle termine toutes ses assiettes avec une simplicité désarmante et des bouchées démesurées où la bouche se montre fièrement. Une pinte de lait dans une main pour étancher sa soif, elle entame son banquet en solo, gobe trente-cinq crevettes crues et vingt-trois gambas trempées dans une sauce sucrée et épicée au gochujang, une pâte de piment coréenne.

Près de son micro,
la Youtubeuse pianote sur la panure des onion rings, brise le honeycomb et le mélange à un beignet de crevette.

La frontière dérangeante de la pratique digitale mukbang ASMR se trouve entre performance et réalité, fascination et répulsion. Mais pourquoi regarder quelqu’un manger durant 22 minutes et 15 secondes ? Ses créateurs sont jeunes, ont une jolie peau, des yeux rieurs, prennent soin de leur apparence et paraissent en bonne santé. Les détracteurs du mukbang reprochent à cette pratique de glorifier l’absorption d’une quantité exagérée de nourriture très riche, grasse et sucrée et de normaliser les troubles du comportement alimentaire dont certains Youtubeurs souffriraient. Cette surconsommation et accumulation fait écho au film La Grande Bouffe avec Noiret et Mastroianni, racontant l’histoire de quatre hommes s’isolant dans une bâtisse afin de manger à outrance.

Les vidéos mukbang sont cathartiques et partagent avec ce film l’excitation fébrile qui anime les êtres insatiables que nous sommes, autant acteur grotesque que spectateur obsessionnel. Le contenu du sous-genre mukbang ASMR reste un divertissement et n’encourage aucune pratique déviante, car le but de ces cérémonies culinaires est d’apporter du plaisir à celui qui les visionne. Les oreilles sont chatouillées par les sons satisfaisants et les yeux ne peuvent se détourner de leurs gestes précis et hypnotiques. Les commentaires des spectateurs exprimant la joie partagée avec celui qui en éprouve à manger sont récurrents tels que « ses réactions illuminent ma journée et me donnent le sourire », « ça me rend tellement heureux de voir à quel point tu as envie de manger ta nourriture, c’est du pur plaisir », « tu es celle que je préfère !! Personne ne mange d’une manière plus parfaite que la tienne ! Et surtout ton rouge à lèvre reste en place » ou encore « moi : affamé Mukbanger : mange Mon cerveau: satisfait » ; une jouissance gustative très communicative malgré la distance physique qui sépare celui qui fait de celui qui regarde. À l’écran, l’action de manger devient réconfortante car nous pouvons nous identifier, et ainsi le contrat est rempli, tous les désirs sont assouvis.

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Julie a plusieurs casquettes, et celle qu’elle préfère porter lui permet de découvrir, de réfléchir et d’écrire. Son joyau magique est son intuition.
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Après avoir rêvé d'être danseuse étoile, détective et ornithologiste, Laura a commencé avec joie à dessiner d'abord sur les murs de sa chambre puis sur du papier. En automne, elle aime pédaler au milieu des feuilles oranges et faire des plans de voyages vers le sud pour raccourcir l'hiver.

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