Les passeurs de lumière

Rendez-vous à Ivry-sur-Seine au bout de la ligne 7 du métro parisien où, derrière une large porte, se cache Le Lavoir, un atelier d’artistes déployé sur près de 600 mètres carrés. C’est ici que nous avons rencontré les deux fondateurs de l’Atelier ST, Inès Sahli et Pierre Tatin qui ont choisi de dédier leur vie au vitrail, un art qui, même s’il peut paraître suranné est résolument tourné vers le futur.

Le verre crisse au contact du tungstène en émettant des vibrations, Pierre dessine une courbe sur la matière, retourne son outil d’un geste et tape le verre par à-coups, les morceaux se séparent, « Et voilà. Comme tu peux le voir on ne coupe pas le verre, on le raye. La matière est en tension et suit une ligne. Autrefois la partie coupante de ces outils était en diamant ; pour des raisons évidentes, on utilise désormais du tungstène. » Les échantillons sont alignés les uns à côté des autres sur un rectangle en feutre gris. On croit percevoir des jaunes, des gris, des bleus. Difficile à dire, le verre révèle sa véritable couleur à la lumière. À côté, une équerre, des clous, une pince à gruger pour broyer le verre si on dépasse de la forme initiale et un petit marteau. Sur la table d’Inès, le puzzle de son vitrail prend forme, elle se souvient : « J’ai découvert le verre et je suis tombée amoureuse de la matière, de ce qu’on pouvait faire avec, de sa solidité et sa fragilité. J’ai toujours été passionnée d’histoire et tout se retrouvait dans la discipline du vitrail, je me suis dit que j’étais où je devais être. Je travaillais dans la mode auparavant et j’avais déjà une réflexion sur le corps perçu, non perçu, les jeux de transparence… Avec le vitrail, je changeais de propos et de medium mais j’avais les mêmes intentions. »

Pierre est le maquettiste de l’atelier, chacun a commencé à travailler sur ce qui le mettait à l’aise, Inès raconte : « L’avantage c’est qu’on a tous les deux une formation de vitrail donc on connaît chacun les différentes étapes, la force de notre association est que nous sommes complémentaires. Pierre a un grand talent de dessinateur et c’est naturellement qu’il s’est tourné vers la partie maquette, le dessin, la peinture sur verre, faire les patrons et le calibrage, la préparation des vitraux… J’interviens sur l’aspect plus technique avec la découpe du verre, monter et mastiquer les vitraux. Pour m’exprimer, je passe par des biais techniques plutôt que la peinture. Généralement on s’occupe de la pose ensemble. Notre force étant que nous avons chacun des domaines d’intérêt et de plaisir différents qui composent le métier de vitrailliste. Dessiner ou peindre ne sont pas mes parties favorites, je n’ai ni la patience ni le talent bien que j’aime y réfléchir avec lui en amont et traduire l’idée du client en vitrail. On trouve l’équilibre en gardant chacun ce que l’on aime faire. Monter 24 panneaux ça ne me dérange pas, bien au contraire j’adore ça. Je pourrais monter cent fois le même. »

Il y a plein de textures différentes dans le verre, elles sont subtiles et ne se voient pas mais on dit souvent que quand ça ne se voit pas, c’est que c’est bien fait.

Inès Sahli

Justement, Inès est en montage dans une autre pièce et travaille sur un vitrail qui sera installé à la Chapelle de Montmagny dans le 95. La baie était en mauvais état, le verre était cassé par endroits, restauré à la va vite au papier calque coloré au feutre, Inès raconte : « On voit parfois des choses comme ça, les paroissiens font comme ils peuvent. » Les verres tiennent les uns aux autres grâce aux tiges de plomb encore souples. À l’aide d’une spatule, elle rabat le plomb sur le verre en repassant soigneusement de chaque côté, cela s’appelle sertir les vitraux, les plombs seront soudés aux intersections. À bien regarder, on se rend compte que la texture du verre n’est pas lisse : « Il peut y avoir ce genre de texture si à la cuisson une bulle éclate, ce n’est pas pour autant un défaut, ça crée des vibrations, des choses pas contrôlées et donc intéressantes.

Il y a plein de textures différentes dans le verre, elles sont subtiles et ne se voient pas mais on dit souvent que quand ça ne se voit pas, c’est que c’est bien fait. Typiquement, l’Art Déco c’est essentiellement des verres blancs assez fins avec des textures très différentes créant une dynamique. Au moment du soufflage, on utilise des rouleaux d’impression quand le verre est encore un peu mou, en température de fusion. On y imprime des motifs ou des textures. »

Malgré quelques évolutions notables, le métier reste figé dans un autre temps : « Il y a eu des progrès techniques, pour l’essentiel on s’est demandé comment retirer le plomb pour protéger les artisans puisque c’est dangereux. Toutefois le métier est resté archaïque avec des méthodes moyenâgeuses qui ont fait leurs preuves. J’aime aussi cet aspect traditionnel de prendre soin de mes outils et de les entretenir. Par ailleurs, le métier a tout de même évolué avec l’impression sur verre, on peut observer cette technique sur la Cathédrale de Strasbourg ou celle de Tours. » De même en peinture, les méthodes ont très peu évolué et tout est fait à la main, Pierre ajoute : « Il existe des techniques d’impression sur verre mais on ne sait pas vraiment combien de temps ça dure, on peut aussi faire de la sérigraphie ce qui reste artisanal.» L’ordinateur sera utile essentiellement au stade de la maquette pour gagner du temps.

Entre création et restauration

« Mes amis étaient surpris quand je leur parlais de mon métier mais depuis qu’ils visualisent ce que ce que nous faisons, ils remarquent des vitraux partout, » raconte Inès. Et pour cause, au-delà des églises et des chapelles, il suffit de lever le nez pour se rendre compte que les vitraux se nichent dans les cages d’escaliers anciennes, les bow-windows, les brasseries et autres bâtiments publics. Si l’église est sans conteste le berceau du vitrail, ce dernier s’invite volontiers chez les particuliers : « Pour notre premier projet, nous avions une commande d’un couple qui souhaitait un vitrail s’inspirant du travail de l’architecte américain Frank Lloyd Wright qui a réalisé beaucoup de vitraux dans un style plutôt Art Déco, » se rappelle-t-elle.

La création comme pour tout artisanat reste l’espace de liberté le plus attrayant donnant plus de place à l’artiste et à son imagination, notamment pour tenter de pousser la matière dans ses retranchements : « Une personne qui ne connaît pas ce métier n’a aucune idée de ce que l’on peut faire, de ce qu’on peut expérimenter. J’aimerais qu’on puisse se dégager du temps pour montrer aux gens jusqu’où on peut aller. Techniquement on connaît les verres et leurs spécificités, il y en a qu’on peut graver, d’autres ont deux couleurs, certains sont opaques. On aimerait aller plus loin dans la taille des verres. Il y a des fragilités dues à la matière que l’on connaît mais on peut réfléchir, expérimenter, enlever le plomb du verre, superposer des couleurs… Toutes ces réflexions nous mènent vers des choses plus modernes. Si ça se trouve, ça sera nul, et ça n’intéressera personne mais c’est maintenant qu’on doit essayer. Je pense qu’on est resté coincé à une époque, on a arrêté d’évoluer et on le voit avec l’Art Déco, c’est un style qu’on nous demande régulièrement et en faire en 2020 je ne trouve pas ça pertinent, » regrette Inès.

Pierre ajoute : « Notre atelier vient d’avoir un an, on se rend bien compte que c’est la restauration qui nous fait vivre et notre capacité à nous adapter, à être tout-terrain est primordiale. On ne pourrait pas avoir un atelier qui ne fasse que de l’Art Nouveau, c’est déjà assez compliqué comme ça d’avoir des commandes… Il faut pouvoir s’adapter très vite à un style demandé. Les gens pensent que c’est simple et que c’est juste de la géométrie avec des formes qui s’emboîtent les unes aux autres, en fait c’est très compliqué à mettre en page, l’Art Déco. Il arrive que des artisans ouvrent le bouquin Taschen concerné, et prennent un peu tout ce qu’il y a pour en faire une sorte de patchwork alors que ce n’est pas du tout ça, il y a beaucoup de composition. Il faut réussir à comprendre comment un style a évolué et pouvoir le réinterpréter. C’est aussi ça la qualité d’un maquettiste. Finalement quand tu copies, tu décales tout, ça ne ressemble plus à rien à la fin et il ne vit pas, le style n’a pas été compris. »

Au-delà des églises
et des chapelles, il suffit de lever le nez pour se rendre compte que les vitraux se nichent dans les cages d’escaliers anciennes, les bow-windows, les brasseries et autres bâtiments publics.

Inès Sahli

La tendance générale se dirige essentiellement vers ces styles abstraits : « J’aime tout ce qui est figuratif mais les vitraux le sont de moins en moins et au-delà d’une mode je dirais que c’est par stratégie, ce qu’il y a de plus cher dans le vitrail c’est la peinture, car c’est long. Tous les panneaux 19è que l’on peut voir dans les églises seraient quasiment invendables. Il faudrait vendre ça 50 000 euros pièce au vu du temps de travail. J’aime que ce soit léché en peinture et en même temps il faut être malin et réussir à trouver des compositions et des manières de peindre qui soient plus rapides, faciles à monter et surtout qui soient graphiques. Il faut que le panneau et se tienne.» Justement, Pierre était autrefois gra- phiste dans une agence de pub et se retrouve manifestement dans ce métier: «Pendant des jours on coupe du verre, on comprend comment les morceaux s’imbriquent les uns avec les autres, que le processus est constitué de plein d’étapes qui nous approchent plus de la finalité : lever le vitrail à la lumière et là, la magie opère. En tout cas, c’est autre chose que de dessiner des pots de yaourt pour Nestlé. »

La place du sacré dans le vitrail

La plus grande partie du travail du vitrailliste aujourd’hui encore consiste à restaurer les vitraux d’églises à travers la France. Entretenir et respecter le patrimoine en travaillant comme on le faisait jadis, garder la noblesse de ce savoir-faire tout en travaillant dans la continuité d’un autre artisan : « Ces projets me plaisent particulièrement et on ne manque pas de vitraux en France, on a 60 % du patrimoine mondial. On entre dans une église et on a l’impression de faire un truc qui va servir, j’ai l’impression d’être utile. Finalement, beaucoup de monde va dans les églises, les églises c’est une manière de placer un musée dans quasiment chaque ville de France. Toutes se mettent à fonctionner sur ce principe-là, comment faire vivre une ribambelle de petits villages, si ce n’est en faisant venir visiter les églises. Je ne vais pas changer le monde, effectivement c’est un sujet de réflexion, et puisque de toute manière on n’est pas parti pour relancer le catholicisme en France je pense qu’au moins relancer les églises en les restaurant c’est une bonne chose, on peut s’accorder sur le fait que les églises ont une valeur patrimoniale si ce n’est religieuse. De toute manière aujourd’hui, quand on est amené à faire des vitraux religieux, on a moins tendance à mettre la tête de Jésus mais plutôt à travailler sur des jeux de lumière pour essayer d’évoquer une représentation du sacré, » explique Pierre. Inès enchérit : «Il y a de la place pour tout le monde, je respecte énormément l’art religieux que ce soit le vitrail, la mosaïque, la peinture.

Le religieux a nourri des chefs-d’œuvre et on ne peut pas le renier, c’est un thème qui existe de moins en moins mais qui a nourri toutes sortes de créations. L’église a toujours été le berceau du vitrail, il en est sorti pour arriver dans les bâtiments publics. » À titre d’exemple, le binôme installera prochainement leurs vitraux restaurés à la Chapelle de Montmagny. L’espace a été réhabilité en salle polyvalente pour les habitants. Si les vitraux s’inspirent essen- tiellement de thèmes catholiques, on trouve dans les vitraux du 13ème siècle énormément de symbolique sur les métiers et la vie des artisans qui travaillaient à la construction de l’église.

Dans la plupart des ateliers, les artisans collaborent de plus en plus avec les artistes extérieurs pour répondre à des projets. Parfois détachés du poids sacré de la discipline du vitrail, certains artistes s’appliquent à créer des œuvres qui dénotent avec le style originel : « Quand on travaille dans une église, il faut le garder en tête, je trouve ça important. Je pense qu’il y a pas mal d’artistes qui ne sont pas particulièrement passionnés par l’idée de faire du vitrail en se consacrant au côté sacré de la chose, ils trouvent ça plus marrant d’essayer de caler un détail pour en faire une création presque hérétique, ou faire des trucs complètement iconoclastes. Traditionnellement, les vitraillistes s’amusaient à cacher des éléments personnels dans les peintures comme les artisans qui bâtissaient des églises et mettaient leur tronche en gargouille.»

Si le vitrail reste résolument campé dans ses églises, ces dernières se métamorphosent et changent de fonction, elles deviennent des lieux de rencontres et de culture. Peu à peu, le vitrail s’invite dans nos maisons, revient dans les hôtels, les cafés et les restaurants. Reste à savoir comment le réinventer, « Tous les jours on essaye de penser à des manières fonctionnelles de le faire sortir de l’église, à la limite le plus compliqué avec le vitrail c’est réussir à le rendre fonctionnel, il n’a pas de fonction première si ce n’est faire passer la lumière. C’est pas une lampe, c’est pas une table, c’est un des artisanats d’art le moins fonctionnel. On peut essayer de se réinventer chaque jour dans ce milieu hyper codifié, souvent phagocyté par des ateliers qui sont sur le marché depuis plusieurs générations et travaillent un vitrail plus classique. On peut montrer ce qu’on peut faire, dans un genre différent. Actuellement on travaille avec des architectes : créer des émulations avec d’autres artisans c’est ce qui nous intéresse aujourd’hui, bosser avec des métalliers, des menuisiers… Un vitrail c’est des morceaux de verre qui tiennent entre eux mais on pourrait les imaginer tenir entre eux grâce à du tissu, rien ne l’empêche, on peut tout imaginer. C’est ce qui nous anime au quotidien. Construire un vitrail, oui c’est complexe, c’est long, on ne peut pas venir un matin pour repartir avec le soir. Je ne vais pas me plaindre, c’est quand même plus simple de monter un vitrail que de construire une fusée ! Pour certains, la partie complexe c’est la peinture, moi c’est ce que j’aime. Malgré tout j’ai du mal à me percevoir comme un artiste, à la fin c’est un objet et nous sommes des artisans. On n’a jamais fait d’exposition de nos créations par exemple. Mais quand on se dit que nos vitraux resteront peut-être dans les églises pendant des siècles, on court-circuite une manière d’exposer des œuvres. » réfléchit Pierre. Nul doute que le vitrail a de beaux jours devant lui.

www.atelier-st.fr
www.lelavoir.com

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Déborah Pham
Co-fondatrice de Mint et du restaurant parisien Maison Maison. Quand elle n’est pas en vadrouille, elle aime s’attabler dans ses restos préférés pour des repas interminables arrosés de vins natures. Déborah travaille actuellement sur différents projets éditoriaux et projette de consacrer ses vieux jours à la confection de fromage de chèvre à la montagne.
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Tiphaine Caro
Tiphaine est architecte de formation. Elle collectionne les vieux appareils-photos et aime saisir les moments du quotidien à l'argentique.

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