Amitiés bourratives

Texte : Marine Normand
Illustration : Zoé Lab

« Ça me ferait vraiment plaisir de te voir, tu sais.»
Que répondre ? Franchement. « Ah. Moi, pas vraiment. » J’avais autant envie de voir Amélie que de passer mon samedi après-midi avec mon père chez Norauto pour changer ses plaquettes de frein. Mais ce « Ça me ferait plaisir », c’est la formule imparable, ça déverrouille forcément un « oui, moi aussi » de politesse. C’est par ce genre de tournures culpabilisatrices qu’on se retrouve à Fontainebleau un dimanche à huit heures pour déménager un collègue de travail, à garder un gosse infernal un samedi soir alors qu’il y a une crémaillère chez un mec digne d’une pub pour le yaourt, ou à promener une télé dans tout Paris à pied.
« Ça lui ferait plaisir. »
Alors j’y suis allée, à ce foutu déjeuner.

Amélie a toujours du retard, pas assez pour qu’on puisse lui hurler dessus mais assez pour que la bouffonne, comme moi, qui arrive tôt ait envie de partir précipitamment. Bien-sûr, elle arrive toujours à ce moment-là, et ne s’excuse jamais. Tout de suite c’est une effusion, un câlin, alors que nous ne sommes mêmes pas si proches. Je m’aperçois qu’elle est en train de réaliser et jouer dans le long-métrage de sa vie, et qu’avec ce contact physique, elle accepte, toujours dans sa grandeur d’âme, de m’offrir un rôle parlant.

Merci, vraiment.
Juste après son accolade, je constate qu’elle me gonfle déjà. Je m’en veux d’avoir accepté, je m’en veux de lui en vouloir parce que son seul défaut dans la vie c’est qu’elle sait ce qu’elle fait, contrairement à moi. Je m’aperçois que je ne tiendrais pas tout un repas.

Elle m’a donné rendez-vous dans un restaurant à la décoration type « hutte danoise », tenu par un mec avec un physique à ne jamais me rappeler si on se roulait des pelles à une soirée. Encore plus radieuse que la dernière fois où l’on s’était croisées, il y a maintenant quelques mois, elle suinte autant le bien-être qu’un magasin Nature et Découvertes.

Ça fait combien de temps qu’on ne s’est pas vues ? Avant l’été, c’est ça ?
Oui, sûrement, le temps passe tellement vite.

Bim, une phrase toute faite. Ça lui apprendra à faire la meuf émue par notre amitié bouleversante. Je fais genre que je ne me souviens pas de la date alors que si, c’est la fois où elle m’a annoncé qu’elle suivait son mec trop cool dans une ville trop bien et que, coup de bol monstrueux venu d’on ne sait où, elle avait trouvé grâce à des potes trop sympas un boulot trop passionnant. Après deux heures à me réjouir pour elle, j’étais rentrée dans ma colocation, enfiler un legging troué pour finir les restes de pâtes oubliés par celle qui partageait avec moi l’appartement – ma petite soeur étudiante – en fixant les jointures moisies de ma cuisine.
Trop belle fin de soirée.
Je ne sais pas ce qu’Amélie me préparait cette fois-ci. Je m’étais entraînée comme un vieux bot sur MSN à répéter des « whoah, super » et des « hanlala, magique ». Je savais aussi que je ne prendrais ni café ni dessert, histoire de raccourcir au maximum cette corvée qui était censée me rapporter des points de karma, comme on me l’avait précédemment appris au caté’.

Alors qu’il avait fait semblant de ne pas me voir dans son restaurant de six couverts, le serveur célèbre l’arrivée d’Amélie avec du pain, une carafe d’eau et des serviettes en tissu. Et là, sur cette table en bois tropical venue d’une brocante de gens chiants prêts à payer 300 balles pour un tabouret en formica, je prends inconsciemment une décision. Cette corbeille de pain, là, elle me servira de doudou. Elle me permettra à grands coups de gluten de couper les relents de ma mauvaise foi, elle bloquera mes sanglots de pauvre meuf jalouse, elle m’empêchera de me moquer de ses tournures de phrases pédantes dignes des pires bouquins de chez Gallimard.

Le pain. Aujourd’hui, tu me le promets, tu enfiles ton plus beau préfixe. Tu seras mon co-Pain. Aide moi dans les tumultes de cette conversation.

Première tranche.
Elle a tellement de choses à me dire, olala, et j’ai pas changé hein, c’est dingue, ça lui fait grave plaisir de me revoir, je bosse toujours pour ce truc dont elle a oublié le nom ? Ça doit être fatiguant non ?

Deuxième tranche
Elle c’est la f-o-l-i-e. Elle est là cette semaine mais repart vite chez ses parents en Normandie. Son mec va bien, gros contrat et tout, elle est fière, et puis voilà, j’ai bien regardé autour de son cou ? Oui, il lui a offert un petit pendentif en diamant, quand ils sont partis en vacances. La chiale, elle se sentait pas prête, mais bon, faut bien avancer non ? Elle a mon âge, il était quand même temps de s’engager, de penser bébés, et avec lui c’est le bon, elle le sait.

Troisième tranche
Faut que j’y aille mollo sur le pain, non ? Je n’aurais plus faim après.

Quatrième tranche, la plus grosse parce qu’elle m’a soulée avec sa remarque de daronne (je commande déjà une nouvelle corbeille et la carte, c’est bon je m’installe pas plus de 45 minutes dans son restaurant Instagram, j’ai un Twister à animer à la fin de la semaine.)
Ça me va bien ce piercing, c’est nouveau ? A trente ans c’est courageux, faut réaliser ses rêves, et puis tant que ça me fait plaisir… Elle, elle est bien allée voir les aurores boréales en Islande. Le genre de voyage qui change une vie.

NOUVELLE CORBEILLE : cinquième tranche
Elle prend une salade et un citron pressé et insiste auprès du serveur pour savoir s’il y a du curry dans la sauce, elle est allergique. Je commande une pizza. Et j’hésite même à en prendre une à la saucisse. Je suis végétarienne. Voilà à quel point j’ai envie de me noyer dans le gras. Je me ravise. Les cochons ne m’ont rien fait. Je prendrai un mi-cuit au chocolat. À emporter.

Sixième tranche
Le serveur me regarde bizarrement. Dans son restaurant de bonasses, il est peut-être pas habitué aux gens qui apprécient le gluten. Il s’en remettra, mais en même temps je ne peux pas lui en vouloir. J’ai dû m’enfiler l’équivalent d’une baguette, et je continue. Juste pour être encore plus lourde et bien tassée sur sa chaise de pseudo designer, j’ai envie de boire. Ça gonflera peut-être la mie déjà ingérée et ça me bouchera les oreilles. De cette manière, je n’aurais pas à me taper cette discussion qu’elle anime toute seule. Je crois qu’elle parle de son parquet là. Venez m’achever.

Septième tranche
Mon estomac essaie de gérer les entrées de tranches de pain comme un vigile du VIP Room les blaireaux de fils à papa en polo Ralph Lauren. Il y en a trop. Il essaie de leur dire de repasser plus tard. Je me mets à prier mentalement. Pitié. Ne ramenez pas la pizza. Je n’ai pas besoin d’elle. J’ai besoin de pain. Filez moi des baguettes. Qui les fait, d’ailleurs ? Je veux connaître le boulanger. Je veux l’épouser. Je veux mourir le nez dans du pain complet. Ils ont du beurre ? Peut-être que si je mets du sel sur du beurre ça fait comme du beurre salé. Je demande ou pas ? J’ose pas. Je peux échanger contre une assiette de fromage ? Je suis perdue. Je veux manger des trucs au pain. Ils ont du Tarama ? Ou du Tzatziki, je m’en fous. Non, du caviar d’aubergines. Ça, ça serait vraiment cool. Je regarde sur la carte. Il n’y a rien, juste deux plats aux graines germées.
Je hais cet endroit.

Huitième tranche.
Amélie me demande si ça va. Le serveur évite notre table. Je le déteste. Je décide de changer d’avis : je lui aurais trop pas roulé des pelles en soirée avec ses tatouages triangle de crâneur. Je suis sûre qu’il vit dans la page 78 du catalogue Habitat. Et qu’il a des pots pourris dans ses toilettes. Il me dégoute. Évidemment que ça va. Je suis comblée. Le pain a bouché tous les petits trous de mon coeur, de mon amour propre, il a tout colmaté à la mie. Je me sens bien. Rien ne m’atteint.

NOUVELLE CORBEILLE : Neuvième tranche
Mon estomac décide d’être l’adulte dans le trouple qu’on forme ensemble avec les miches et ferme Glutenoland. J’ai un peu envie de vomir. C’est bien. Ça me donne une bonne raison pour y aller. Je prétexte une urgence au travail et elle comprend, même si « elle a toujours pas mis le doigt sur ce que je faisais concrètement. » Mais tu sais quoi, mets le doigt nulle part Amélie. Ce n’est pas pour les filles comme toi. Je prends quand même la moitié de l’addition en insistant, je ne suis pas en galère financière, OKAY, ÇA VA LÀ LA PITIÉ, JE GÈRE MOI AUSSI et lui répète avec mon regard de Mickey que « si si ça me fait plaisir. »
De quoi ?
De payer 30 balles pour trois pauvres corbeilles de pain et une pizza que je ne peux même pas regarder dans les yeux ? ÉVIDEMMENT QUE ÇA ME RÉJOUIT.

En m’infligeant une dernière embrassade, je lui répète que c’était court mais intense, tellement dommage, et que j’espère qu’on se verra tout vite.

N’hésite pas à me rappeler quand tu repasses à Paris, Amélie.

Ça me ferait plaisir, vraiment.

 

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