Quand le piment fait monter la sauce

Il rend complètement dingue. On lui prête un plaisir qui flirte avec l’extase, des montées de fièvre et d’intenses sueurs. Parfois ravageur, parfois transcendant, les rastafaris le considèrent comme une porte d’entrée vers la spiritualité. Le piment rend dément, littéralement. Pour ses adorateurs comme pour ceux qui ne le supportent pas, manger du piment relève de l’expérience. Tabasco, Sriracha, Oh La La Ça Pique, Ultra Death, Sambal… Ces sauces enflammées ont déjà conquis quelques cœurs et il se pourrait bien que cette vague de chaleur ne soit pas prête de s’arrêter.
Photo : The Social Food

Tout aurait commencé en Bolivie il y a 7000 ans. Étroitement liées à la gastronomie aztèque, les premières préparations pimentées étaient alors confectionnées à partir d’un mélange de cacao et de piment. Depuis, la sauce pimentée n’a cessé de relever les repas et de s’installer sur les tables de restaurants sous l’impulsion d’ayatollahs du piment, à commencer par Edmund McIlhenny. L’air de rien, il mit au point en 1868 l’une des sauces les plus mythiques de la gastronomie mondiale: le Tabasco. Ce nom aujourd’hui plus que commun est tiré de la variété de piment utilisée par l’entreprise basée en Louisiane. Depuis sa création rien n’a changé : du fruit, du sel, du vinaigre et basta. Force est de constater que la petite bouteille rouge est devenue l’un des totems de la cuisine moderne : comment imaginer un tartare, des œufs brouillés ou encore un Bloody Mary sans quelques gouttes de ce brûlant nectar ? Nicolas Alary – cofondateur d’Holybelly – acquiesce : « À la base, mon palais français n’était pas for- cément prêt pour ça, mais j’ai appris à apprécier. J’aime bien ce petit kick. La sauce pimentée est très importante pour les Anglo-saxons, on nous en demande constamment au resto’ et on est super heureux de leur proposer une version française de leur Tabasco.

Et oui, car c’est dans les Yvelines que cette iconique sauce trouvera un écho pour le moins patriotique. Le Piment Français, voilà comment la famille Martin a baptisé sa propre préparation pimentée. Bien décidés à ne pas se laisser impressionner par l’immen- sité des marchés étasuniens, asiatiques, ou encore latino-américains, cette joyeuse bande a entrepris de faire sa sauce de manière artisanale, histoire d’enflammer quelques palais parisiens depuis leur petit atelier de Viroflay.
Mieux équipés que Walter White dans Breaking Bad, on les retrouve durant la fabrication de «Mistral», la version sudiste de leur sauce. L’équipe source ses piments du côté d’Agen, ils sont petits, bien rouges et ont l’air franchement mesquins même si Jean-Baptiste l’assure « ceux-là sont plutôt mignons ». Une fois hachés, les piments macèrent quelques mois avant d’être mélangés au romarin et à l’ail, puis réduits afin d’obtenir cette mixture d’un orange qui tire vers le tango. Une sauce redoutable bien que « faiblement » notée à 4/12 selon la famille Martin. Et la notation, c’est crucial pour tout bon puriste, à commencer par Wilbur Scoville. Ce pharmacologue décida de pimenter sa vie en 1912 en créant un classe- ment des plus puissants piments. L’outil de mesure ? La capsaïcine, qui n’est rien d’autre que le doux nom de la molécule à l’origine du feu ressenti. Il s’avère que dans le haut du classement : le Pepper X est noté à 3 180 00 unités (à peine moins qu’une bombe au poivre), rien à voir avec le petit 2500 du Tabasco.

Difficile de parler de sauce pimentée sans évoquer le fabuleux destin de David Tran. En 1975, il mijote ses premières sauces au Vietnam alors baptisées Pepper Sa-Te. Cherchant à fuir le communisme, M.Tran se réfugie aux U.S mais n’abandonne pas pour autant son goût pour la sauce, et pas n’importe laquelle. Grand coq dessiné, capuchon vert, sauce rouge vermillon, on parle de bien de la légendaire Sriracha. Elle tire son nom de Si Racha, ville côtière thaïlandaise à proximité de Bangkok et représente dans l’imaginaire collectif l’incarnation même de ce qu’est une sauce piquante. On la trouve à la table de tous les bouis-bouis parisiens, elle fait partie du décor au même titre que la porcelaine chinoise et la statue de Bouddha sur le comptoir. David Tran le confesse: «On cherchait à retrouver le goût de la sauce piquante vietnamienne. On n’avait pas vraiment de plan, on a simplement acheté des piments frais et on a fait des sauces. »
Huit ingrédients, une recette traduite en cinq langues, un seul secret : des piment très frais. Elle se marie avec tout et participe largement à la confusion des genres lorsqu’on évoque le paysage culinaire asiatique : que ce soit avec un porc tonkatsu japonais, des banh xeo vietnamiennes ou encore des jiaozi chinois, la Sriracha s’adapte, se marie, réveille et cajole à peu près tout. Le hic, c’est qu’il n’y a pas besoin de l’appli Yuka pour comprendre que tout n’est pas forcément sain dans ces gros bidons de sauce rouge dont on badigeonne allègrement le moindre plat à déguster avec des baguettes. Fort heureusement pour les tarés du piment, un couple de brillants touche-à-tout se sont mis en tête de cuisiner la sauce comme personne.

Dans ma famille on a toujours mangé très pimenté. C’était le défi auprès des frères et sœurs, manger du piment sans pleurer, serrer les dents, impressionner. 

Shirley Garrier, The Social Food

 

Shirley Garrier et Matthieu Zouhairi se sont rencontrés à 14 ans, du côté de Perpignan. Rapidement ils sont tombés d’amour, d’abord l’un pour l’autre, puis pour les voyages, la bouffe et évidemment… le piment. Ensemble, ils ont fondé The Social Food, nom un peu trouvé par hasard il y a quelques années mais qui prend désormais tout son sens tant le duo multiplie les expériences humaines auprès de restaurateurs, clients, et pas mal de gourmets qui suivent assidû- ment leurs pérégrinations culinaires. La cuisine c’est du sérieux, surtout avec une maman vietnamienne confie Shirley « Chez nous, c’est une affaire de transmission, toutes les femmes de la famille cuisinent. J’étais le petit commis, j’épluchais l’ail, l’oignon et j’apprenais en regardant.» Et le piment dans tout ça ? « Dans ma famille on a toujours mangé très pimenté. C’était le défi auprès des frères et sœurs, manger du piment sans pleurer, serrer les dents, impressionner.» Cela participe à la fascination autour du piment, en manger sans sourciller face à une audience désireuse de vous voir craquer. Il faut dire que les palais français n’étant pas accoutumés au feu sacré, il arrive souvent que les néophytes aient les yeux ronds comme des billes en voyant les amateurs ingurgiter de sacrées doses de sauce pimentée.
D’ailleurs, pour complètement intégrer la famille de Shirley, Matthieu a également eu droit à son baptême du feu : « Ma mère fait un plat viet’ qui s’appelle le mam tom. Ce sont des crevettes fermentées et franchement, ça pue. Alors pour masquer l’odeur elle blinde d’ail et de piment et c’est le passage obligé. S’il y arrive, c’est que c’est un homme. » À les voir aujourd’hui, on sup- pose qu’il ne s’en est pas mal sorti à l’époque.

La véritable révélation s’est produite lors d’un voyage aux Bahamas. Le duo prend le bateau pour rejoindre une île et il s’avère que le conducteur leur offre une bouteille de sa propre production de sauce pimentée. La Chat and Chill, avec sa trombine apposée sur la bouteille. « Là, on a pris une grosse claque en goûtant ça. On a découvert le goût de l’habanero jaune et orange, c’était complexe, fruité. Il faisait mariner son piment avec de l’huile, du gingembre, des oignons… J’ai pleuré lorsqu’on a terminé la bouteille ».

À partir de là se lance une quête sans fin à la recherche de la sauce parfaite afin de combler la frustration provoquée par ce souvenir enflammé. Alors oui, il y a quelques petits lots de consolation comme la fameuse Oh la la… Ça pique !, sorte de pâte de piments antillaise pimpée au combava (variété de citron, ndlr) que l’on trouve dans toutes les épiceries asiatiques de Belleville. Mais force est de constater que le marché français de la sauce pimentée est quasiment inexistant.
Ils décident alors de mettre la main à la pâte, et se lancent le week-end dans la confection de sauce pimentée maison. « On ne voulait pas refaire des sauces très communes comme aux U.S, c’est à dire toma- tées et rouges, ni des sauces barbecue un peu relevées, on voulait vraiment avoir un aspect fruité dans nos sauces. Le piment donne du goût, ça n’est pas juste fait pour arracher. »

Évidemment, autour d’eux, tout le monde trouve leurs sauces trop fortes, excepté le chef mexicain d’El Nopal, Emmanuel Peña, qui fait assurément partie de la clique des adora- teurs. Peu à peu, le bruit court que le duo qui excelle dans à peu près tout ce qu’il entreprend commence à potasser une histoire de sauce pimentée et ils se retrouvent rapidement sur les étals du Food Court des Galeries Lafayette. « On a créé la Poire de Feu. C’était du travail car on a dû faire une dizaine de tests avant d’arriver à la recette idéale selon nous, de la poire, du piment habanero jaune, du vinaigre de riz… » et c’est effectivement un modèle de sauce pimentée : de l’acidulé, de la rondeur…

Ils sont parvenus à concentrer dans cette sauce une sorte de « brûlante fraîcheur » d’une folle complexité aromatique. Forts de ce succès, les deux loustics décident de creuser le filon en lançant Matshi, leur marque de sauce pimentée artisanale, fabriquée à partir de piments en provenance du pays catalan. Sur l’étiquette, un enfant en pleurs lèche allègrement cette brûlante bouteille tandis qu’un petit pompier tente d’éteindre les braises. Allégorie de la dimension masochiste des mangeurs de piment, se faire beaucoup de mal pour y trouver un peu de bien, se faire suer un bon coup, tuer les microbes et repartir purifié de cette expérience pimentée. Pour cette nouvelle recette ce sera kumquat, clémentine, piment scotch bonnet, vinaigre de riz, sel et sucre. 
Shirley raconte : « Elle fonctionne particulière- ment bien avec les fruits de mer, les huîtres, les Saint-Jacques, mais aussi sur les charcuteries pour trancher avec le gras ». Longtemps considérée comme un anesthésiant, la sauce pimentée dépasse aujourd’hui le simple stade d’à-côté culinaire, à l’image de cette divine recette de tiradito (cousin du ceviche, ndlr) de Saint- Jacques aux kumquats boosté à la sauce Matshi, concoctée par Sylvain Roucayrol, le chef du tout nouveau Mara, rue Saintonge. On a toutes les raisons de penser qu’après le règne du salé, du sucré, de l’acide, de l’amer et même de l’umami, il est enfin temps… de mettre un peu de piquant. •

-> Instagram : @matshisauceThe Social Food

Photos : The Social Food
Journaliste
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Jordan Moilim
Jordan voue un amour inconditionnel à la bouffe. Il est journaliste pour le Très Très Bon et recommande aussi ses restos préférés dans les pages de L'Express Styles.

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