Comment le thé arriva en Grande Bretagne grâce à Robert Fortune

Ressurgi du passé, l’explorateur Robert Fortune, qui a dérobé au 19e siècle le secret du thé aux Chinois, suscite aujourd’hui beaucoup d’intérêt. Au cœur de Saint-Germain-des-Prés vit Arnaud Bachelin, un jeune trentenaire dont le destin est mêlé à celui du vagabond des fleurs écossais. Il nous a raconté leur histoire.

Dans l’ambiance feutrée de la maison Thé-ritoires près du Jardin du Luxembourg, nous écoutons attentivement l’histoire du botaniste Robert Fortune. Elle nous est contée par Arnaud Bachelin, maître des lieux et passionné par cet espion qui rapporta, jadis, le secret du thé de Chine. Notre hôte, connu pour son raffinement, porte le même accessoire fétiche depuis l’âge de 6 ans : un nœud papillon. Avant de nous servir à boire, il lance, amusé : « Pour faire du bon thé, il faut d’abord mettre un nœud papillon.» Sur la table fume une tasse de thé bohéa. Fortune, en son temps, avait rapporté ce thé bleu des montagnes Wu Yi.

Les destins de Fortune et d’Arnaud sont liés par un détail, dès le commencement : le botaniste est né le 16 septembre 1812 à Kelloe, dans la campagne écossaise. En 1986, à la même date, Arnaud Bachelin naît en Bourgogne. Les deux hommes ne partagent pas seulement leur anniversaire : le premier a pavé le chemin du second sur la route des thés oubliés.

À la fin des années 1990, Arnaud est adolescent. Lui qui a toujours préféré le thé au café se passionne pour l’histoire de cette plante. Curieux, il consulte, dès l’âge de 12 ans, les archives de la société d’études d’Avallon pour mieux comprendre le geste qui entoure la boisson. On lui conseille de lire les deux livres de Robert Fortune : Le Vagabond des fleurs (Trois années dans la Chine du thé, de l’opium et des fleurs) et La Route du thé et des fleurs. Après ces lectures, l’admiration d’Arnaud pour ce chasseur de plantes ne cessera jamais de grandir. Il suit des études d’archéologie, spécialisées en botanique et plantes du néolithique, avant de changer de voie par manque de débouchés, et de devenir spécialiste et importateur de thé. Après avoir notamment travaillé pour Mariages Frères, Fortnum and Masson à Londres et Le Plongeoir – le salon de thé de la maison Hermès -, il a lancé le salon Thé-ritoires où il partage sa passion avec les visiteurs. Toujours entre deux avions, de Hong Kong à Tokyo et Séoul, il anime des ateliers, des conférences et des dégustations un peu partout, tout en continuant sa quête des thés rares. Aujourd’hui, Arnaud a 30 ans et, au même âge, Robert Fortune entamait son second voyage en Chine, pour percer le secret du thé.

« Son histoire se déroule au 19e siècle », commence Arnaud. À l’époque, l’Empire britannique domine l’économie mondiale, notamment grâce à ses colonies en Inde. Sa puissance se heurte à la Chine dont les frontières sont fermées à l’Occident. Or, le pays détient, depuis 5000 ans un trésor convoité par les Anglais : le secret de fabrication du thé. En 1839, la première guerre de l’opium éclate entre les deux pays et l’Empire du Milieu finit par capituler. Humiliée par le traité de Nankin en 1842, qui met un terme à la guerre, la Chine décide de taxer l’importation du thé sur le territoire anglais, à hauteur de 70%. La valeur marchande de la plante explose. La Compagnie Anglaise des Indes Orientales, agacée par ce monopole, missionne alors Robert Fortune, un paisible botaniste, pour percer le mystère de fabrication du thé et étudier les techniques de préparation des feuilles afin d’implanter le thé en Inde.

Quelques années plus tôt, celui-ci s’était déjà rendu en Chine pour réaliser un relevé d’horticulture botanique et avait appris les rudiments du mandarin. Le trentenaire, tout juste marié, embarque pour quatre mois à travers les eaux agitées de l’Atlantique puis de l’Océan Indien avant d’accoster à Hong Kong.Tous les jours, le chasseur de plantes se rend à Canton, à quatre heures de bateau, pour étudier les jardins des mandarins qui le fascinent tant. Il dérobe des azalées, des camélias, des pivoines, des rhododendrons, des kumquat, des orchidées et tente de comprendre la culture du bonsaï.

Pour réussir sa mission et déjouer l’interdiction pour les Occidentaux de pénétrer en Chine, Robert Fortune doit ruser. « On possède peu de photos de Fortune mais on voit que c’était un homme de 2 mètres de haut, à la peau très pâle, aux yeux bleus et d’une grande élégance.», décrit Arnaud Bachelin. Aidé par deux acolytes, Robert Fortune se déguise en Mandarin, coiffé d’une longue tresse et vêtu d’une tenue traditionnelle. À la tombée de la nuit, il part pour l’intérieur du pays mais devant sa porte l’attend une foule de Chinois qui rit de sa tenue. Il s’y reprend à trois fois avant de sortir sans se faire repérer et d’entamer son périple. À l’époque, ce type de voyage n’est pas commun et le botaniste intrigue. Il justifie son accent en faisant savoir qu’il vient de l’autre bout du pays.

Son comportement alimentaire est, lui aussi, étrange. Robert Fortune n’avait pas travaillé, en amont, cet aspect de son personnage et reste interdit lorsqu’il s’agit de déguster les friandises chinoises telles des pattes de canard. Impossible aussi de manier les baguettes avec aisance. «Lorsqu’on le reconnaissait, le botaniste achetait le silence pour continuer sa quête », nous éclaire le fondateur de Thé-ritoires. À l’époque, les livres sur la Chine ont beau être très populaires, la plupart sont écrits d’après des récits entendus Quai des Indes, à Londres.

Les textes de Robert Fortune, publiés pendant et après son voyage sous forme de feuilleton au Royaume-Uni, passionnent les lecteurs. Dans les médias, le carton est immédiat. Pendant presque deux ans, le vagabond des fleurs parcourt le pays, longe les rivières envahies par le brouillard, traverse les villages reculés, jusqu’au canton de Hwuy-Chao, où se récoltent les meilleurs thés verts, puis jusqu’aux montagnes jaunes du Wuyi-Shan, célèbres pour la culture de thé noir.

Aidé par deux acolytes, Robert Fortune se déguise en Mandarin, coiffé d’une longue tresse et vêtu d’une tenue traditionnelle.

Là, il observe, attentif, le processus de fabrication des meilleurs thés. Il parvient à transporter, après les avoir achetés ou dérobés, des milliers de jeunes plants et les envoie dans les plantations indiennes, jusqu’aux contreforts de l’Himalaya. Huit manufacturiers chinois accompagnent la marchandise. L’espion réussit la prouesse d’introduire plus de 120 espèces de plantes en Europe. Le thé indien finit par surpasser le thé chinois en qualité, volume et prix. Le tea time sacré des britanniques est sauvé et Robert Fortune est adulé par la Reine Victoria. « Boire du thé permettait de couper l’appétit, à une période de famine : cette boisson était devenue essentielle dans le pays », nous éclaire Arnaud. À la suite de cette mission, Fortune retourne plusieurs fois en Chine et ramène d’autres plantes exotiques du Japon, avant de s’éteindre à Chelsea en 1880.

«Il a été enterré à Brampton cemetery, un cimetière gothique au cœur de Londres, où sont tournés des films d’horreur.» Arnaud s’est d’ailleurs rendu sur la tombe de son mentor, après avoir rencontré le dernier descendant de Fortune qui lui a indiqué son emplacement. Comme le botaniste écossais, Arnaud a la tête dans les jardins. Passionné par l’ère victorienne, il passe sa vie à chercher des thés rares, les plus originaux possibles. Lorsqu’il découvre un thé, comme le ginseng oolong l’an dernier, il le vit comme une victoire. L’ancien archéologue tient à ce que la feuille soit respectée et essaie aussi de relancer des productions pour pouvoir proposer des thés les plus frais possibles dans sa boutique de Saint- Germain-des Prés. « Notre sélection de trente thés en vrac a été récoltée il y a moins d’un an. Au-delà de douze mois, nous les transformons : en gelée, par exemple ». Certaines de ces plantes viennent des jardins dont Fortune parlait dans ses livres. Même si Arnaud n’a pas l’intention de dresser un catalogue méticuleux, marcher sur les traces du vagabond des fleurs le stimule.

À la manière d’un archéologue, il cherche sans cesse à en découvrir davantage sur l’espion. Il connaît sur le bout des doigts son histoire et l’histoire de chacune de ces plantes et pourrait nous en parler des heures durant. « J’ai une âme d’historien, mes recherches ne cesseront jamais. C’est à la fois mon plus grand drame et ma plus grande motivation.» Il regrette que la vie privée de Fortune soit si secrète et aimerait un jour lui consacrer une biographie. « Je rêve qu’on m’appelle pour me dire que l’on a découvert une malle pleine de manuscrits de Robert Fortune. Ce serait Noël avant l’heure.» Car si on retient de lui qu’il fût un explorateur talentueux, on ignore tout de son ressenti sur la difficulté de ses missions. Sur l’absence de sa femme à ses côtés. Sur la solitude qu’il a pu ressentir au fin fond de la Chine rurale. « Un jour, j’aimerais aussi découvrir quelle était sa plante favorite…»

La Route du thé et des fleurs — Robert Fortune, éditions Payot, 1994.


Thé-ritoires — 5, rue Condé, 75006 Paris 

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