Le temps d'un déjeuner

Tel Aviv. Ah, le sentiment singulier d’avoir adopté une ville ou d’être adoptée par elle, de l’aimer souvent, de la détester, parfois, et de la retrouver, toujours… Ce que je préfère, c’est arpenter ses grands axes et ses petites ruelles jusqu’à ce que la faim, la curiosité, l’envie ou les trois ensemble servent d’alibi à mes fréquentes escales.

Cette journée de printemps, un 21 avril je crois, me réserve autre chose que le plaisir de la balade doublé de l’absorption d’une grande quantité de houmous et de limonana, cette citronnade à la menthe. Vers midi, je traverse le Chouk HaCarmel, marché du cœur de la ville où les étals d’épices, de grenades fraîches, d’ustensiles de cuisine et de babioles attrape-touristes se mêlent dans un balagan (joyeux bordel) de foule et de poussière. Difficile d’imaginer que l’on peut quitter le flot compact qui arpente l’unique allée du marché d’un pas bouchonnant… Pourtant, au détour d’une tangente portant le nom évocateur de Yom Tov (jour de fête), le paysage change, la foule disparaît, la vie ralentit, s’étire et s’allonge au contact des pavés irréguliers de ces ruelles qui bordent le marché.

Au coin de la rue Yom Tov et de la rue Malan, la petite cantine de Julie est ouverte sur la rue. J’y suis déjà allée une fois mais juste avant d’y retourner, le sentiment d’excitation est intact. Mieux, il résonne plus fort avec le souvenir de ma première visite. Dans son livre Mamma, l’auteure Mina Holland rapporte une phrase de l’auteur Lionel Shriver, extraite de son livre Big Brother «La plus fabuleuse expérience d’ingestion est l’entre-deux : le souvenir de la dernière bouchée et l’anticipation de la suivante». J’ai goûté à la cuisine juive égyptienne de Julie, passé quelques heures ici loin de tout, proche de l’assiette posée devant moi, comme des habitués et curieux croisés ce jour-là dans la petite salle à manger. Une complicité s’était nouée entre les tables, la conversation s’était alors prolongée bien après le café.

Retour à notre journée d’avril. À quelques pas de l’entrée, devant les portes vitrées du restaurant, j’aperçois deux silhouettes. Je reconnais Julie, la cuisinière et propriétaire, assise en face d’un jeune homme. Dans la chaleur de ce début d’après-midi, celle des mouvements lents et des conversations diffuses, je les observe et je pense à une scène de film. Pas à un film en particulier; plutôt à la portée cinématographique de la scène – sa simplicité, celle d’un décor réduit à l’essentiel, quelques chaises posées sur les pavés, celle de son caractère atemporel qui pourrait voir nos deux personnages prendre le café à l’ombre d’une journée saturée de soleil il y a cent ans ou dans cent ans. Je m’avance sur la pointe des pieds, avec la discrétion de celle qui sait qu’elle dérange. Il serait faux de raconter que Julie accueille les curieux à bras ouverts dans son restaurant.

Elle ne se départit que rarement de sa mine sévère, elle parle peu, préférant confier à sa cuisine le soin de la raconter. Julie vient d’une famille juive du Caire. En 1949, elle et les siens sont exilés d’Egypte. Les recettes de cuisine qu’ils emportent avec eux parlent autant de déracinement que de cette volonté sourde de ne pas diluer leur identité en arrivant en Israël.

Dans Mamma, une collection d’entretiens et de recettes qui interroge la notion de cuisine maison, la cheffe Claudia Roden rapporte la même histoire, celle de l’exil de ses parents et d’une cuisine juive égyptienne «qui tient autant du secret, d’une mosaïque archaïque que juste d’une cuisine maison.» Quand ses parents sont arrivés à Londres, partager ses recettes – alors qu’elles étaient en Egypte jalousement gardées au sein des familles – relevait d’un devoir envers la communauté déracinée. Ainsi, pour Claudia Roden, devenue cheffe, «La passion de la cuisine est née d’une nécessité. Celle de s’accrocher à sa culture menacée et de redécouvrir son héritage.»

En 1995, presque cinquante ans après son arrivée en Israël, Julie ouvre « Julie’s », le seul restaurant de cuisine juive égyptienne de Tel Aviv. De son propre aveu, rapporté par son petit-fils Nicola le jour de mon passage, Julie a toujours dit qu’elle cuisinait «moins bien que sa mère et sa sœur ». Il ajoute, dans un sourire : «Dieu donne des cacahuètes à ceux qui n’ont pas de dents, vous savez ? » En théorie, oui. En pratique, je ne vois pas du tout: le souvenir ou la perspective d’un déjeuner chez Julie suffit à recréer dans ma bouche le moelleux de ses sablés aux dattes.

La petite salle de son restaurant ressemble à l’idée que l’on peut se faire d’une salle à manger de grand-mère. Un grand vaisselier aux rideaux en crochet trône dans la pièce. Autour de lui, quelques chaises et tables, un vieux tiroir-caisse, un tableau noir sur lequel dansent des lettres colorées en hébreu, des portraits de famille, une chaîne hi-fi crachant des titres du passé… L’intime est partout, s’engouffrant dans le décor de cette petite salle à la familiarité diffuse. La première fois que je suis venue, Julie m’a demandé ce dont j’avais envie pour le déjeuner. Devant mon hésitation – pas un menu à l’horizon – elle m’avait doucement tirée par le bras pour m’emmener dans la cuisine. Elle désignait du doigt le contenu des casseroles, ici des courgettes farcies, là, des gombos lovés dans une sauce tomate épicée, de la soupe au citron, des koftas…

Aujourd’hui, c’est Nicola qui s’occupe de m’expliquer le menu, toujours au-dessus des casseroles dont s’échappent des effluves de menthe, de viande mijotée, de citron et d’épices. En entrée, toujours cette croquante salade de choux au persil frais, citron et graines de courge qui pourrait se suffire à elle seule dans un monde où la gourmandise ne prendrait pas ses fonctions au moment où la faim délaisse les siennes. Le déjeuner se poursuit avec des cœurs d’artichaut citronnés fondants et des figues farcies à la viande rehaussées de baharat, une poudre d’épices composée de noix de muscade, de cumin, de cardamome et de cannelle. Les saveurs se mêlent et se révèlent les unes au contact des autres, dans une fête d’épices et d’herbes fraîches… Me voyant lâcher la fourchette pour le stylo, gribouillant sur mon carnet, Julie passe et me dit en anglais qu’il faut que je mange avant que tout ne refroidisse. Quand je lui dis que j’écris un article, elle ne pose pas de questions. Un sourire passe sur son visage, sa main sur ma tête. Fugace, peut-être, mais suffisant pour me rappeler qui est Julie, quand la douceur perce sur son visage méfiant par défaut.

Une dernière gorgée de ce café à la cardamome, une dernière bouchée de ce sablé aux dattes. Enfin, je pose quelques questions à Nicola – Julie, qui ne veut pas s’exposer aux regards, refuse de se prêter à l’exercice de l’entretien. Je demande à Nicola comment est préparé le café parfumé à la cardamome, puis la discussion dérive sur les recettes de sa grand-mère. Il m’indique au détour de la conversation qu’une touriste, elle aussi marquée par la cuisine enveloppante de Julie, l’a convaincue de rassembler ses recettes dans un livre. Il le sort d’un tiroir du vaisselier. Le livre ressemble au lieu: les plats se dévoilent derrière une épaisse couverture en plastique rigide dans un cahier à spirale, ils sont accompagnés de photos prises sans artifice, à la va-vite – loin, très loin, de la moindre tentative de mise en scène culinaire.

Étrange de penser que cet objet est encore jalousement gardé dans un tiroir au lieu d’être exhibé, prêt à la vente et « stylisé » pour correspondre aux critères du genre. Je suis d’ailleurs la première à l’acheter, les autres exemplaires ayant été distribués à la famille. Pour compléter l’idée d’un livre « fait maison», l’introduction indique «que la cuisine de Julie est ouverte tous les jours de 12h00 à 16h00 ou jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien à manger.» De retour à Paris, reste le souvenir de cette cuisine généreuse et parfumée qu’il serait maintenant presque possible de répliquer… Mais non. Peut-être que tout ça sonnerait faux sans fouler les pavés de la rue Yom Tov par une chaude journée de printemps. Sans faire escale à l’ombre du monde et du temps dans cette salle à manger rassurante de désuétude. Sans plonger dans son assiette généreuse d’épices, de viande mijotée et d’herbes fraîches, sous l’œil de Julie…

Journaliste
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Lauriane Gepner
Lauriane a co-fondé l’appli Dojo Paris, histoire de trouver toujours plus d’excuses pour traverser la ville de table en table. Ce qu’elle aime, elle en parle avec une bonne dose d’amour…
Illustratrice
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Coline Girard
Coline est illustratrice et graphiste. Elle s'inspire le plus souvent de ses voyages et des petits détails du quotidien pour composer ses illustrations. Elle les mêle à des touches de couleur, des motifs ou des lettres pour recréer un univers.

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