Une cuisine heureuse par René Redzepi

On a largement parlé des violences en cuisine dans les médias français cette année. Dans une lettre ouverte parue dans le dernier numéro Fantaisy de Lucky Peach (magazine appartenant au chef David Chang), le chef du restaurant Noma René Redzepi se prend à rêver d’une cuisine plus heureuse en partageant l’histoire de ses débuts, ses relations avec son staff, ainsi que les changements qu’il a souhaité faire dans son restaurant.

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J’ai commencé à cuisiner à une époque où il était commun de voir mes camarades se prendre des baffes juste pour de simples erreurs, de voir des assiettes voler à travers la pièce avant de s’écraser sur quelqu’un qui travaillait trop lentement. Ce n’était pas rare de me faire traiter de connard bon à rien. Ce n’était pas rare non plus de saisir une casserole dont la poignée était brûlante parce que quelqu’un l’avait placée sur le feu, juste pour m’emmerder.

J’ai vu des chefs -les miens et d’autres- user du harcèlement et de l’humiliation pour obtenir des résultats de leurs cuisiniers. Je me disais : « Pourquoi agissent-ils ainsi ? Je ne sera jamais comme ça. ».

Mais j’ai fini par devenir chef. J’ai eu mon propre restaurant avec mon propre argent investi et le poids de toutes les attentes du monde. Après quelques mois, j’ai commencé à sentir quelque chose gronder en moi. Je pouvais le sentir bouillir encore et encore. Un jour, ça a été la goutte d’eau qui fait déborder le vase. La plut petite transgression me faisait sortir de mes gonds : « Pourquoi t’as pas cueilli le thym correctement ? Pourquoi t’as trop cuit le poisson ? C’est quoi ton problème ? ». Soudain, je devenais fou à cause d’une mise en place ou d’une petite chose qu’ils auraient pu dire de travers.

C’était comme ça qu’on m’avait appris à cuisinier et c’était le seul moyen que je connaissais pour faire passer un message. Je ne peux pas dire que cette méthode n’a pas fonctionné pendant un temps. Noma a eu un succès qui dépassait de loin tout ce que j’avais pu imaginer.

Au même moment, la profession s’est révélée de façon extraordinaire. Le niveau de respect qu’ont les gens pour la cuisine et les cuisiniers est hallucinant. Le simple acte de cuisiner conduit les gens dans notre monde : ils ont envie de transformer des ingrédients, ils ont envie de sentir à quel point ça peut être agréable de faire une omelette ou une crème brûlée pour la première fois.

Le public attend plus de nous aujourd’hui. Une question se pose : est-ce qu’il y a toujours de la place pour un mec comme moi qui a commencé avant cette nouvelle ère ? Comment pouvons-nous rectifier les cris et les abus physiques que nous avons connu en tant que jeunes cuisiniers ? Comment défaire cette culture machiste et misogyne dans nos cuisines ? Pouvons-nous être meilleurs ?

Peut-être que la vraie question serait : souhaitons-nous vraiment être meilleurs ?

J’ai été un tyran pendant une grande partie de ma carrière. J’ai crié sur des gens, je les ai poussé à bout. J’ai pu être un patron vraiment horrible. Pour une raison que j’ignore, je me souviens particulièrement d’une fille de Colombie qui était venue travailler avec nous et que j’appréciais. Un soir, nous recevions des clients vraiment importants, des journalistes de je-ne-sais-plus-où. Je lui avais donné des instructions, elle avait répondu « oui, chef » et au moment d’accomplir sa tâche, elle n’a pas fait ce que je lui avais demandé. Ca arrive. Parfois les gens disent oui, mais ils ont des milliers de choses en tête et ne sont pas attentifs.

Ca m’a rendu complètement fou. Je lui ai fait quitter la cuisine et j’ai crié : « Putain qu’est-ce que tu fous ? Rentre chez toi ! ». Ca a été un moment très difficile. J’ai essayé de l’appeler pour m’excuser, mais même après avoir discuté ensemble, je sentais que quelque chose n’était pas clair. Plus tard dans la soirée, je rentrais chez moi à pied accompagné de Christian Puglisi qui était sous-chef à l’époque. Il s’est tourné vers moi et m’a dit : « Il faut que je vous dise, Chef, vous avez dépassé les bornes. Je vous dois cette franchise. ».

Ca a eu un effet coup de poing d’entendre ça de la part de mon sous-chef, c’est-à-dire mon allié le plus proche dans ma brigade, quelqu’un qui était mon ami et suivait mes directives à chaque moment. Je suis rentré chez moi et j’ai ressassé cette histoire toute la nuit. J’avais vraiment envie de travailler avec cette cuisinière mais j’étais conscient de lui avoir fait peur. À un autre niveau, je me sentais vraiment mal d’avoir pu être si cruel envers quelqu’un.

Ce moment a été comme un signal. Avec le temps, j’ai réalisé que mon comportement pouvait blesser des gens de l’équipe qui travaillaient avec moi depuis longtemps et dont j’appréciais la compagnie. Mon comportement déteignait sur le leur, les influençait dans la même direction. Tout cela avait un effet négatif sur moi, ma famille, ma femme, mes enfants. Qui a envie d’aller au boulot en colère tous les matins ? Il est certain que ce n’était pas ce que je voulais, surtout que j’avais trois petites filles. Cela me faisait réfléchir au monde dans lequel elles allaient grandir. Ce n’était pourtant pas une question de sexe, je voulais devenir plus juste pour le bien de mes enfants.

Ca a été une lente évolution, très lente parfois. Il y a toujours des choses qu’on souhaite améliorer et qui demandent plus de temps en termes d’ajustements. Pourtant, pour la première fois de ma carrière, j’ai décidé d’insuffler une atmosphère plus respectueuse et plus humaine au restaurant.

Je ne parle pas d’abandonner la discipline, ni même cette camaraderie de bateau de pirate qui règne en cuisine. Une cuisine a besoin de discipline, de codes de conduite, d’une hiérarchie claire. Les cuisiniers ont besoin de sentir qu’ils font partie d’un groupe qui avance ensemble. Un restaurant a besoin d’organisation et d’un contrôle de qualité. Quand les gens se sentent en confiance, ils cuisinent mieux. Ils prennent de bonnes décisions dans des moments critiques et c’est ça, la cuisine. « Est-ce qu’il faudrait un peu plus de sel ? Un peu moins ? », C’est ça, la différence entre le succès et l’échec.

La pression sera toujours là. Il y aura toujours de la compétition et de l’adrénaline, mais la façon dont tu te te conduis dans ces moments-là est cruciale. On ne peux pas bannir les objets dangereux donc tout ce que nous devons faire, c’est trouver des outils pour mieux les manier.

Parfois, je réunis encore des gens pour leur gueuler dessus quand j’ai besoin de les sortir de leur torpeur. Mais il y a une différence entre écarter une personne du groupe et s’adresser à toute l’équipe. C’est comme être entraîneur à un match de foot. Tout le monde est au même niveau. Tu gères la situation puis tu passes à autre chose.

Je dis à mes chefs que je suis la seule personne qui devrait être amenée à crier. Je ne veux pas qu’une autre personne le fasse. Je ne veux pas que les gens se traitent de tous les noms. Nous avons vu partir des gens très talentueux juste parce qu’ils avaient une mauvaise attitude ou qu’ils n’étaient pas respectueux. Nous nous sommes donc donné pour mission de créer un environnement plus convivial, notamment pour les femmes. C’est pourquoi nous ne faisons pas de blagues obscènes à leur égard toute la journée. Il ne s’agit pas de perdre son sens de l’humour, il s’agit d’être plus intelligent.

Les plus petits changements ont fonctionné chez nous. Passer de la musique en cuisine, par exemple. Aussi, nous faisons désormais de vrais repas d’équipe où l’on s’assoit tous ensemble. Nous avons dû ouvrir le restaurant à 19h au lieu de 18h afin d’avoir une heure à nous et ça valait le coup. Pendant trop longtemps j’avalais mon repas dans des boîtes en plastique, debout à côté du plan de travail. Je ne veux pas que mes cuisiniers s’habituent à ça.

Peut-être que le changement se fait à l’école. L’éducation du cuisinier est dépassée. Tu vas à l’école, on te donne un livre que tu traites comme la Bible en l’apprenant par coeur. On a besoin de nouveaux livres, dont un dédié à la façon de gérer les relations avec les clients, les serveurs, les cuisiniers et les producteurs. En somme un manuel pour apprendre à interagir avec autrui.

Vous devez vous dire « Bien-sûr René, c’est facile à dire pour toi mais la situation est différente là d’où je viens. Si j’ai envie de taper mon plongeur et de lui dire que c’est un connard, c’est parce que c’est ce dont il a besoin. Tu ne sais pas ce qui fonctionne dans mon restaurant. ».

Et vous vous avez raison. Nous n’avons pas les mêmes pressions financières à Copenhagen qu’à New York ou à Londres. Bien-sûr. Mais réfléchissons-y à deux fois.

Peut-être que l’ancienne méthode a fonctionné jusque-là, mais sur la longue durée, ça pousse les gens vers la porte. Il y a une raison pour laquelle les gens peinent à trouver des cuisiniers. Notre profession est faite de gens très jeunes. En vieillissant, ils déchantent car ils ne peuvent plus supporter cette violence qu’ils vivaient quand ils étaient plus jeunes et plus forts. Combien de cuisiniers ont 32, 33 ou 34 ans ? Peut-être le chef et le sous chef ? Nous sommes sur le point de tout foutre en l’air si nous ne commençons pas à penser différemment.

Je veux que les choses changent pour le bien de la profession. Quand nous avons commencé à changer à Noma, nous l’avions fait pour notre propre bien-être. Je ne m’attendais pas à ce que ça fasse de nous un meilleur restaurant, mais ce fut le cas. Ca a fonctionné pour nous. Je vois le changement dans le moral de mon équipe, dans la satisfaction des clients et dans la qualité de notre créativité et de son exécution.

Des membres de l’équipe sont venus me voir pour me dire « J’ai pas l’impression que tu es assez sévère. J’aimerais que tu redevienne comme tu l’étais il y a 7 ans. ». Parfois, quand je vois quelqu’un travailler de façon désorganisée, je prends sur moi pour ne pas recourir à mon ancienne méthode. C’est là le noeud de la situation, notre choix est là : la cuisine a réussi à sortir de l’Age Sombre. Les cuisiniers de notre époque ont l’opportunité d’être des acteurs de mouvements environnementaux et sociaux, ce qui est une première dans l’histoire de notre profession.

Mais la seule manière de récolter les promesses du présent est de se confronter aux erreurs du passé puis de travailler collectivement pour imaginer la cuisine de demain.

Texte : René Redzepi
Illustration : Lucky Peach

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